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La bataille de France racontée par Robert Marcus

La bataille de France vue par Robert Marcus

par Micheline Gutmann

Rappelons que, à la suite de l’invasion de la Pologne par les troupes allemandes, un ultimatum franco- britannique a été envoyé au 3 e Reich. Comme il est resté sans réponse, la mobilisation générale est décrétée le 2 septembre 1939 et la déclaration de guerre eut lieu le 3 septembre 1939, à 11h par la Grande-Bretagne, à 17h par la France.

La Bataille de France va commencer.

Nous proposons aux historiens et à toutes les personnes intéressées, en particulier aux descendants des soldats impliqués, la lecture de ce document qui s’est révélé très précieux car aucun autre récit ne semble avoir été trouvé décrivant le parcours du 109e Régiment d’artillerie lourde.

La rédaction du journal de Robert Marcus a commencé le 3 août 1940 ; il était alors prisonnier à La Malgrange, près de Nancy. Il va vite écrire tout ce qui lui revient en mémoire de crainte d’oublier.

Il propose tout d’abord un plan de la retraite de 1940, jusqu’au jour de la reddition, donc du 10 au 21 juin 1940. Ensuite un plan des étapes depuis la mobilisation, puis le récit remarquablement détaillé de toute sa campagne jour après jour, le tout avec beaucoup de précision.

En italiques, la lettre à son épouse qui est suivi du récit des opérations militaires du 109e RAL

Retraite du 10 au 21 Juin 1940


Lundi 10 Juin 1940 : Départ de Buzancy à 22 heures vers Apremont.

Mardi 11 : Arrivée au matin à la ferme de … ; départ à 18 heures vers Parois.

Mercredi 12 : Arrivée à Brabant-sur-Argonne, retour à Parois à 10 heures. Tir de groupe.

Jeudi 13 : Départ à 19 heures vers Chaumont-sur-Aire.

Vendredi 14 : Arrivée à 10 heures à Chaumont-sur-Aire. Départ à 18 heures vers Lavallée.

Samedi 15 : Arrivée à Lavallée à 2 heures du matin. Mise en batterie. Départ à 16 heures vers Marbotte. Bombardement à Lignières. Arrivée au bois de la Soif à 22 heures, après passage de la Meuse.

& Dimanche 16 : Départ à 18 heures vers Colombey-les-Belles.

Lundi 17 : Arrivée à 11 heures à Colombey-les-Belles. Stationnement. Départ à 17 heures vers Crépey. Arrivée à 23 heures.

Mardi 18 : Départ vers 12 heures vers Crézilles, Allain. Arrivée à Crézilles à 19 heures. Batteries mises en position entre 20 h. et 24 heures.

Mercredi 19 : Départ vers minuit des éléments inutiles. Tir du groupe à 4 heures du matin. Destruction des pièces. Retour vers Chaouilley. Arrivée à 9 heures du matin.

Jeudi 20 : Bois de Chaouilley-Forcelles.

Vendredi 21 : Reddition à 14 heures.


Emplacements et Villégiatures





4 Sept.-12 Sept. 1939 Marboué
13 ~ 16 ~ Inécourt
16 ~ 18 ~ Liny-dit-Dun
18 ~ 19 ~ Damvillers
19 ~ 11 Oct. Foameix
11 Oct.16 ~ Houdelaucourt-sur-Othain
16 ~ 23 Mars 1940 Baslieux
         Paris : permission 22 Nov.-3 Déc.
         Enville : stage 17 Fév.- 4 Mars
23 Mars-24 Mars Haucourt-la-Rigole
25 ~ 14 Avril Gussainville
14 Avril-16 ~ Bettainvillers
16 ~ 24 ~ Bassompierre
        Paris : permission 25 Avril- 13 Mai
13 Mai 15 Mai Sarcy
15 ~ 16 ~ Mont-Notre-Dame
16 ~ 17 ~ Bazoches
17 ~ Poilly
17 ~ 18 ~ Craon de Ludes
18 ~ 26 ~ Boult-aux-Bois
27 ~ 10 Juin Buzancy
11 Juin Apremont
12 ~ 13 ~ Parois
14 ~ Chaumont-sur-Aire
15 ~ Lavallée
15 ~ 16 ~ Marbotte
17 ~ 18 ~ Goviller
18 ~ Crézilles
19 ~ 21 ~ Chaouilley
21 ~ 22 ~ Cintrey
22 ~ 25 ~ Nancy
25 ~ 15 Août La Malgrange ; Jarville
15 Août Lerouville ; Verdun ; Sedan
16 ~ Ste-Cécile ; Bertrix ; Luxembourg ; Trèves
17 ~ Münster

Le Samedi 3 Août 1940 - La Malgrange

      Quand je t'ai quittée, le 3 mai au matin, je ne pensais pas qu'en si peu de temps, il allait se passer des événements qui allaient bouleverser à un tel point nos existences! Lorsque tu es venue te jeter dans mes bras, quelle a été ma surprise et ma joie! Que de choses j'avais à te dire, mais je ne savais par quel bout commencer. Et nous avions si peu de temps à nous voir, que le reste de la journée me semblait sans fin.
Je voudrais te faire savoir tout ce que j'ai fait depuis mon retour au groupe. Mais je m'aperçois que peu à peu tout s'oublie et je veux profiter des loisirs qui me sont si généreusement accordés pour mettre tout cela sur le papier. Cela ne vaudra peut-être pas les lettres écrites au jour le jour, mais cela sera plus précis. Je pourrai dire ce que j'ai été obligé de taire, et les faits seront exposés avec un recul qui en aplanira les aspérités - je t'assure qu'il y en a eu! - et donnera aux choses leurs valeurs relatives.
     René et Lisette m'avaient accompagné à la Gare de l'Est. Tristes, nous l'étions tous, sentant confusément l'importance et la gravité des jours qui allaient venir. Mais je n'avais pas trop le cafard. Je t'avais vue te rétablir rapidement, beaucoup mieux que trois ans auparavant. Tu reprenais vite de bonnes couleurs. Bref, tu me semblais indiscutablement sortie de l'impasse que je redoutais.

     Beaucoup de femmes en pleurs sur le quai de la gare ; la guerre était déclarée enfin, depuis trois jours, et il ne semblait pas qu'elle fut à l'avantage de nos amis belges.
Voyage sans histoire, arrivée à Fismes vers midi moins le quart. Le commissaire de gare me dit que le groupe est à Jonchéry, sur la route de Reims. Je vais à pied jusqu'à la route nationale, au centre de Fismes, où j'assiste à la fin d'une alerte. Je fais de l'auto stop jusqu'à Jonchéry où je ne trouve que les bureaux de l'Artillerie du Corps d'Armée - Colonel Colbert Tous les officiers sont partis déjeuner. Je fais téléphoner au groupe de venir me chercher. Pendant ce temps je déjeune. Peu après, on me donne quelques papiers à transmettre au P.C. du Régiment - Colonel Fayette - en cours de route.
A trois heures, le Lieutenant Trotel vient me prendre en auto. En passant, je fais part au colonel de la naissance de Viviane, et je m'excuse de ma courte maladie. Je me trouve auprès du commandant et des camarades, à quatre heures, à Sarcy.
      La situation du groupe est assez simple : il a quitté Boulange-Basson. Reims-Fismes, où il se trouve depuis une dizaine de jours. Il n'a pas eu à souffrir de bombardements, mais le 10 au matin, avant de s'écraser au sol, un avion allemand a laissé tomber trois bombes près du train régimentaire auto, qui revenait du ravitaillement : aucun dégât, sauf une vareuse déchirée par un éclat. Le soldat n'a rien.
Il faut se tenir près à faire mouvement d'un moment à l'autre. Je me couche assez tôt après avoir dîné. Ma chambre, la plus belle que j'ai eue depuis le début de la campagne, se trouve dans la ferme occupée par l'Etat-Major, au centre du village.
     Le lendemain matin, au réveil, j'apprends avec surprise que deux batteries sont parties pour embarquer à Mont-Notre-Dame. L'ordre est arrivé dans la nuit, et l'on ne m'a pas réveillé car l'Etat-Major, par hasard, ne prend que le cinquième train en compagnie de l'échelon de combat de la colonne de ravitaillement - on appelle ainsi les douze fourgons ou chariots de munitions - On a donc le temps, d'autant plus que le commandant Raynaud, qui revient de la gare, nous annonce un embouteillage formidable et un retard de 8 heures.
      Les vivres d'embarquement et de voyage ont été distribués et nous attendons toujours. Nous cantonnons cette nuit encore à Sarcy et ce n'est que le mercredi 15 mai à 14 heures que nous partons vers la gare de Mont-Notre-Dame, à 10 kilomètres à l'ouest de Fismes. L'étape se fait sans heurts ni difficultés d'aucune sorte. Il y a une alerte après que nous avons dépassé Fismes, et nous entendons la chute de bombes, en même temps que des tirs de D.C.A.
      Toujours guidé par les jalonneurs, j'arrive, en tête de ma colonne à la gare d'embarquement, à 19 heures. C'est là une pagaye indescriptible. Les voies de chemin de fer, occupées par plusieurs files de trains, sont noires de soldats, permissionnaires rentrants, qui ont abandonné leurs wagons et errent dans le village "à la recherche de pinard". Je ne rencontre personne qui ne puisse me donner d'ordres ou d'indications. La colonne de ravitaillement qui doit partir par le quatrième train est dans la cour de la gare, à l'attendre.
      Je fais placer les voitures de l'Etat-Major sous les arbres. L'échelon de combat est resté dans une partie boisée de la route, à 1500 mètres de la gare. Les hommes, fatigués par l'étape, se couchent par terre, après avoir fait boire les chevaux et rapidement mangé. Je vais me renseigner auprès du commissaire de gare sur l'heure de l'embarquement, et j'apprends qu'il n'y aura probablement pas de cinquième train pour mon groupe. On commence toutefois à embarquer la colonne de ravitaillement. Je ne vois pas trace du commandant et personne ne l'a vu. Je dois attendre des ordres.
      Les trains recommencent à circuler, mais la foule ne cesse pas, car Mont-Notre-Dame est rempli du personnel des chemins de fer, évacué de Longuyon et de Longwy, depuis l'attaque allemande. Après avoir dîné dans un petit restaurant, à 500 mètres de la gare, je vais me coucher sur la paille dans un des bâtiments de la gare.
      Le 16 mai, à 4 heures et demie du matin, alerte. Des bombardiers passent assez haut, on entend des éclatements de bombes, du côté de Fismes. On n'a pas de renseignements nous concernant directement. On appelle Reims au téléphone. Les lignes sont coupées. La gare est heureusement complètement déserte. Tous les trains en souffrance sont partis au cours de la nuit. Sinon, quelle cible! Nous installons notre fusil-mitrailleur pour tirer, au besoin, sur les avions volant bas, sous le commandement du maréchal des logis R.
      Vers 10 heures et demie, nouvelle alerte. Cette fois, il semble que nous sommes visés. Je vois un pétard noir éclater près de la gare - des camarades en ont vu deux - et peu de temps après, le sifflement des bombes. C'est la première fois que je me trouve dans une situation aussi angoissante. Je reste à plat ventre dans un fossé, avec quelques employés de la gare et des voyageurs.
Le sifflement des bombes ne s'arrête pas, et il semble que plus il dure plus elles s'approchent de nous. On est soulagé quand on a entendu l'éclatement sourd et brisant, et que la terre a tremblé. On reçoit là, pas loin, plusieurs chapelets de bombes. On perçoit nettement que plusieurs n'éclatent pas. Elles sont tombées à 100 mètres de la gare, près d'un petit pont, de l'autre côté de la colline que surmonte la superbe église de Mont-Notre-Dame. Mais les lignes téléphoniques sont maintenant coupées en direction de Paris.
On ne reçoit toujours pas d'ordres et il est impossible d'en réclamer par téléphone. J'ai des vivres pour les hommes jusqu'à ce soir, et après, il ne leur restera que deux jours de vivres de réserve auxquels il ne faut pas toucher.
      Afin de leur éviter tout accident, je dirige mes hommes et voitures dans un petit bois, à 3 kilomètres de là, près du village de Saint-Thibaud. Nous n'y risquons rien, je pense, car les arbres sont assez touffus pour nous cacher aux vues aériennes. La colonne de munitions reste en place. Je prends une bicyclette et je retourne à la gare. Le commissaire de gare est parti en nous "laissant tomber". Le lieutenant T. reste accroché au téléphone et ne cesse d'appeler la régulation routière de Reims, mais sans succès.
     Le commandant nous a laissés sans voiture de liaison, sans s'occuper de ce que nous devenions. Il est parti, parait-il, du côté de Mourmelon.

Dimanche 4 Août - La Malgrange

      J'ai écrit pas mal d'histoires hier, assis sur l'herbe dans le Parc de la Malgrange, en attendant la visite que tu m'as annoncée. Mais les g. ne sont pas venus, et j'attends toujours. Tu as bien fait, je pense, de partir sans les attendre. Tu pourras mieux agir auprès d'eux, et je regrette ta journée perdue à Nancy. Il faut faire vite, tu le sais. J'ai toujours un peu le cafard.
Cependant, hier, Madame Lyautey, la maréchale, qui habite aux environs, est venue ici apporter deux sacs postaux remplis de colis et de lettres. Je reçois deux colis que tu m'as envoyés, et ta carte du 27 juillet. Beaucoup de camarades qui n'avaient jamais eu de nouvelles des leurs, ont soit une lettre, soit un colis. Il y a pour eux de la joie qui se communique vite à tous. Sauf malheureusement pour ceux dont les familles qui étaient dans le Nord, la Somme ou la Picardie, ont été évacuées vers des lieux inconnus, et qui n'ont pu être touchées.
      Cette matinée est belle comme celle d'hier. Je vais continuer à écrire mes histoires, quoique interrompu par les nombreuses visites à la grille. On a, en effet, remplacé les sentinelles par de nouvelles qui appliquent très strictement les consignes, il faut les habituer à nous accorder les petites libertés que nous avions prises peu à peu avec les autres.
      Je continue mon récit des événements de mai.

     Jeudi 16, à midi, rien de nouveau. A 13 heures, une touriste du groupe arrive avec le lieutenant Le Hénaff et le Maréchal des Logis Korum. J'apprends que la colonne automobile, partie de Sarcy le 14 au soir pour embarquer à (blanc), à 60 km de là, était revenue par le train à Fismes, ce matin. Elle avait débarqué, reçu le baptême du feu, - une bombe à 10 m de la voiture sanitaire, mais de l'autre côté d'un mur - et s'était réfugiée dans le chemin couvert conduisant à une ferme, à St Gilles, à 3 ou 4 km au de Fismes. Comme nous, le Lieutenant Le Hénaff était sans ordres.
     A Mont-Notre-Dame, les alertes se succèdent, fréquentes. Le Lieutenant Trotel ne quitte pas le téléphone de la gare. Je décide d'aller à Mourmelon, retrouver le commandant, avec la seule touriste disponible.
Je passe à Fismes, où je constate l'effet des bombes tombées dans la rue principale, des devantures sont effondrées. Plus de carreaux aux fenêtres. Il y a deux bombes non éclatées, qui ont pénétré dans la chaussée. On les évite soigneusement.
      On se dirige vers Reims. La route est peu encombrée et les 30 kilomètres sont vite parcourus. Je double un convoi de transport de ravitaillement. J'arrive dans Reims qui est assez animé. Il y avait, parait-il, le Q.G. de la RAF, et les Anglais semblent vouloir partir. Je m'engage sur la route de Châlons. Je longe la voie de chemin de fer, où de longs trains, chargés de matériel et de troupes, attendent les uns derrière les autres. Un peu plus loin, juste au milieu de la route nationale, deux voitures qui se sont rencontrées, face à face, et qui ont pris feu. Puis dans un champ, à gauche, un avion français abattu.
      Je commence à rencontrer des réfugiés, avec de grandes voitures, chargées des objets les plus hétéroclites. Dessus, des femmes et des enfants. Ils ne circulent pas sur les grandes routes, mais les traversent, empruntant les chemins vicinaux pour se diriger vers le sud. Je n'ai pas le temps de leur demander d'où ils viennent, ni où ils vont.
     Je m'engage sur la route de Suippes. J'arrive à une route militaire qui doit me conduire à la gare de Mourmelon. Elle est interdite. Probablement pour les civils. Pendant des kilomètres, on traverse la campagne plate et déserte du grand camp. Puis soudain, à droite et à gauche, sur le bord de la route, une douzaine d'avions de chasse français qui finissent de brûler lentement. Le sol est couvert d'éclats de bombes et de points de chute, très nombreux. Les bombes ont éclaté au ras du sol. Sans faire de trous. Le souffle a détruit les lignes téléphoniques et les fils pendent lamentablement. J'ai traversé la région des fermes des Marquises, de Moscou, dont mon père m'avait parlé autrefois. Tout est désert.
      On approche de Mourmelon. Une sentinelle me laisse passer. Je vais vers la gare. Le commissaire de gare me fait attendre, car il renseigne d'autres officiers. Finalement, il me dit qu'il ne sait rien du 109e R.A.L. Mais un lieutenant me signale qu'il en a aperçu quelques pièces, du côté de Saint-Hilaire-le-Grand. Je vais y aller, lorsque l'alerte retentit. Je descends dans l'abri de la gare. Les bombes tombent quelque part, pas très loin. Je ressorts. Des morceaux de terre ont sauté juste sur le toit de la voiture. Mais on ne signale aucun dégât.
      Je reprends la voiture, et en route. Je traverse Mourmelon-le-Petit. Je double une colonne d'un groupe de 105 long, appartenant au régiment, et je file vers le Nord. La route traverse la campagne plate et crayeuse qui conserve encore les traces des tranchées de 1918. Soudain, je vois des voitures s'arrêter et des réfugiés, le long de la route, se coucher dans les fossés. J'ai compris. Je fais comme eux. Des bombardiers passent, poursuivis et encadrés par les éclatements de la D.C.A.
     Je repars vers Suippes, sans incident. En passant à Saint-Hilaire, j'aperçois sur une voiture, le triangle rouge sur fond blanc, insigne du groupe du 109e R.A.L. Enfin, je vais avoir des renseignements. Mais on ne peut donner d'ordres pour le mouvement à faire. Il est déjà 4 heures. Bref, j'apprends, par l'ordre du jour du 15 mai, que le groupe Raynaud, cantonnera le 16 à Servon-Melzicourt. En outre, le commandant de S. sait que je trouverai à Châlons-sur-Marne, aux bureaux de la Régulation Générale, des indications auprès du Capitaine Dupont, officier du XXIe Corps d'Armée.
     Pour y aller, je vais rejoindre, à l'entrée de Suippes, la grande route nationale qui va de Sedan à Châlons. Je rencontre alors quelques éléments de la 8e Bie de notre groupe, qui vient d'être bombardée, sans pertes. Elle a débarqué à Mourmelon ce matin et se dirige vers la ferme des Wacques, où elle cantonnera. Je file sur Châlons. Quelques barrages antichars, constitués par des canons de 75. La situation serait-elle si grave ? On m'a bien parlé d'efforts ennemis sur Sedan, mais c'est une grosse affaire, semble-t-il, de traverser la Meuse. Je suis arrêté par un poste de police, qui fait stopper les fuyards en auto. Je n'ai pas d'ordre de mission, mais j'explique mon affaire. Le capitaine me trouve une tête sympathique, croit à mon histoire, et me laisse passer.
     J'arrive à Reims à 6 heures du soir. Une vraie débandade, des hommes de toutes les armes, de tous les régiments circulent dans les rues. Je me perds et tourne en rond. J'échoue au P.C. d'une division qui se trouve là. On m'indique où je dois aller. J'ai du mal à y parvenir à cause des rues interdites par l'incendie de l'Hôpital Militaire. Je trouve finalement la Régulation Générale et j'y arrive au moment où le capitaine Dupont allait partir.
     J'explique notre cas, interrompu par deux alertes, qui se succèdent à de courts intervalles. On constate une erreur et je m'aperçois que quatre trains seulement ont été commandés pour nous, alors qu'on en a envoyé un de trop ailleurs. Il faudra faire mouvement par voie de terre, et au plus vite. Pour le ravitaillement, il faudra passer par Reims où l'on trouvera à l'Intendance, tout ce qu'il faut. Je demande de l'essence, on m'en donne.
     Pendant que je suis là, j'ai connaissance d'un télégramme expédié du Ministère de la Guerre à la Régulation Générale: il est question d'annuler la commande des trains nécessaires au transport de certaines troupes; celles-ci, dit-on au téléphone, resteront à la disposition du G.M.P.
      Que craint-on pour Paris ? La situation serait-elle si désespérée ? Ici, on parle de la prise de Vouziers, de Rethel. C'est incroyable !
      Il est huit heures. Je repars maintenant vers mes hommes et les camarades qui doivent s'impatienter.

      Je pense à vous, je suis inquiet par ce que j'ai appris. Je te sais encore intransportable et je voudrais te voir quitter la région de Paris. Je t'ai écris chaque jour depuis mon arrivée au groupe, mais il est vraisemblable que le courrier ne te parvient qu'avec difficulté. Je te fais part de mon inquiétude, mais d'une façon assez voilée, car je n'ai pas de vaguemestre près de moi, et la lettre partira par la poste civile.

      Il me faut plus de deux heures pour parvenir à destination. Je suis souvent arrêté par des barrages où l'on me demande mes pièces d'identité. Je suis pris dans des colonnes de réfugiés qui ne pensent qu'à une seule chose : traverser la Marne, pour se trouver en sécurité. Cette route, qui passe par Juvigny, Condé-sur-Marne, Mareuil, Dizy-Magenta, Nanteuil Marfaux, traverse tous les chemins de moindre importance que suivent les réfugiés. Plus loin, je croise une file ininterrompue de camions de transport et autocars. Il y en a plus de mille. Ils marchent en ordre et je ne suis pas retardé. Je traverse Sarcy, que j'ai quitté la veille. Il fait nuit lorsque je passe à Fismes. Deux incendies, près de la gare, éclairent le ciel. Décidément, l'on en veut à Fismes. Probablement parce que c'est là le rassemblement des permissionnaires de la région de l'Est et les journaux ont fixé les dates de leur retour.
      Il en résultera que tous nos hommes en permission le 10 mai ne pourront pas rejoindre le groupe, et seront dirigés sur le dépôt d'artillerie, au Mans, pour être affectés à d'autres formations. Par contre, les officiers, alertés dès le 10, par la T.S.F. et les journaux sont tous à leur poste. Le lieutenant Trotel n'est resté qu'une journée chez lui, à Saint-Brieuc.
      Je quitte la route nationale de Fismes à Soissons, pour rejoindre Bazoges. Je suis arrêté au passage à niveau par le chef de gare qui a peur des parachutistes. J'arrive enfin à dix heures du soir. Deux plantons m'attendent. Tout le monde n'est plus là.
      Pendant mon absence, il s'est passé des choses extraordinaires : un groupe d'une soixantaine d'avions, bombardiers et chasseurs, est passé au-dessus de la région. Et les bombes ont commencé à tomber… Plus de cent ! Il en est tombé sur le village de Saint-Thibaud, qui a été à moitié détruit, et tout autour de mes hommes que j'avais placés heureusement dans un chemin creux. Il n'y a que quatre chevaux blessés. Tous se sont réfugiés, dans la forêt de Dole, plus à l'écart de la voie de chemin de fer. La route a été complètement détruite par les bombes. Avec la voiture, je passe à travers champs, et j'arrive auprès de mes camarades.
      J'apprends que le lieutenant Trotel est allé à Reims avec la voiture. Il en a rapporté un sérieux ravitaillement de l'Intendance, qui est sur le point de partir, et qui doit mettre le feu à tous les entrepôts, pour ne rien laisser aux Allemands. Il y est retourné afin d'y recevoir des ordres précis. Donc tout est parfait : je mange un sandwich et je me couche sous un fourgon.
      Voilà où nous en étions, le 16 mai au soir. A environ 110 kilomètres de Paris, et à 200 kilomètres de notre zone de combat.
      Je ne me rappelle plus quelle a été exactement, à ce moment, l'impression que la guerre et les événements faisaient sur moi, tellement j'étais abruti par la fatigue. J'étais à la fois inquiet par la responsabilité qui pesait sur moi, et satisfait de ma journée.
      A 1 heure du matin, on me réveille. Nous partons.

Lundi 5 Août - La Malgrange

      La journée commence, splendide comme celle d'hier. Réveil à 7 h.½, toilette, petit déjeuner à 8 h.½ et appel à 9 heures, rassemblés devant le collège.
     J'apprends par l'aide postier qu'une jeune femme est venue me demander à la grille du parc, mais elle est repartie aussitôt qu'elle a su qu'elle ne pourrait pas entrer : je pense qu'il s'agit de Madame L., car elle est venue en bicyclette. Je me mets à l'entrée, à la grille du parc.
      Je pense à vous, dont je n'ai pas encore de nouvelles, et j'espère que vous faites ce qui a été convenu. Je lis dans "l'Echo de Nancy" imprimé par les Allemands, que l'on a libéré médecins et spécialistes. Ce n'est, hélas, pas chez nous. Seul un lieutenant, né en Alsace et habitant Nancy, a été relâché avant-hier.

      Je vais continuer l'histoire de mes déplacements, du 17 mai au 21 juin, car je tiens à conserver le souvenir de cette campagne qui, si elle n'a pas été glorieuse, présente néanmoins des aspects que je ne veux pas oublier.
      Donc, réveil le 17 mai, à une heure du matin, au bout d'une heure et demie de sommeil. Le lieutenant Trotel, de retour de Reims, rapporte l'ordre du départ. A deux heures, nous sommes en route. Nous voulons profiter au maximum de la nuit, pour ne pas servir de cible aux avions. Nous passons par Chéry-Chartreuve, Dravegny, Cohan. Il fait jour depuis peu lorsque nous passons à l'Abbaye de Notre-Dame d'Igny. Le site est splendide, et nous regrettons d'être forcés, par une si belle nature, de faire la guerre et de démolir de si belles choses. Nous atteignons la touriste des jalonneurs où tous dorment. Ils repartent rapidement en avant, surpris de notre allure rapide. L'Etat-Major, avec ses chevaux "d'active" et ses voitures légères, gagne bien un demi-kilomètre dans l'heure, et cela sans difficultés. Nos chevaux sont plus résistants que les chevaux de réquisition des batteries, et nous avons su la conserver au complet pendant l'hiver.
      Je fais une halte avant de sortir des bois et d'atteindre Lagery. On rencontre à nouveau des réfugiés. Ils se dirigent vers Dormans, pour passer la Marne. Des femmes à pied, des enfants sur les bras, de pauvres vieilles gens, tristes et abattues, passent au milieu de fourragères traînées par de splendides chevaux et conduites par des jeunes gens ou des vieux paysans. Ceux-ci arrivent de Belgique et du Luxembourg. D'autres viennent de la région de Givet.
      J'arrive, toujours en tête de ma colonne et à cheval, à Lhéry, puis à Coëng, où la route est assez embouteillée. Comme Sarcy, où nous avions l'intention d'aller, est encore occupée par des camions autos, on s'arrête à Poilly, pour y rester jusqu'au soir. J'en profite pour me laver, me raser, ce que je n'avais pas fait depuis mon départ de Paris. On déjeune dans une villa de Poilly que ses habitants viennent d'abandonner, et où des réfugiés se sont rassemblés. Je vais ensuite me coucher pour quelques heures.
     A 19 heures, dîner, et à 21 heures 30, on se prépare à repartir. L'étape, jusqu'à Versy, sera dure. La colonne automobile du groupe nous passe, et à 22 heures, comme prévu, nous nous mettons en route, par Sarcy, Chaumuzy, Marfaux, Pourcy-Presle. Il pleut, il fait froid et humide dans cette région boisée. Pour ne pas m'endormir à cheval, je fais une partie de la route à pied. Cela réchauffe. Nous sommes au petit jour à Sermiers. Je suis passé en tête de colonne avec mes voitures, car l'échelon de combat, qui traîne dans les côtes, nous retarde. Nous longeons maintenant la forêt de la montagne de Reims. Les routes sont étroites et sinueuses. Les villages sont très jolis et richement entretenus. Les vignes de Champagne s'étendent sur notre gauche, à perte de vue. On traverse Villers-Allerand, Rilly, Chigny-les-Roses, Ludes.
      Nous rencontrons des éléments de troupes, infanterie, génie, qui ont perdu leur régiment ou leur unité. Cela me donne une mauvaise impression, ces fuyards… Les jalonneurs du groupe, sous le commandement du lieutenant Mathieu, me guident vers Craon de Ludes. On cantonnera là jusqu'au soir; les chevaux et voitures dans les bois, les hommes dans une ferme.
      Il est huit heures du matin. Je bois un bol de café. Beaucoup de réfugiés, quittant Reims, passent, pour aller à Louvois et Mareuil. Nous dormons. Quelques tranches de pain à des affamés, le docteur Hansen évacue jusqu'à Epernay quelques femmes et enfants malades. Le lieutenant Trotel revient ayant accouché une femme sur le bord de la route et l'ayant fait conduire à l'hôpital le plus proche, à Louvois. Je me couche et dors sur la paille pendant deux heures. Je t'écris un mot. L'as-tu reçu ?
      Le vétérinaire trouve que les chevaux sont très fatigués, et qu'ils ne pourront faire que 25 kilomètres par jour. J'estime qu'il faut repartir ce soir et faire vite, car on a besoin de nous. Dans cet après-midi du 17, les lieutenants Trotel et Le Hénaff partent en auto, afin de retrouver le commandant. Ils reviennent vers 6 heures, le soir, avec l'ordre suivant du colonel, qu'ils ont seul rencontré: "Les lieutenants Marcus, Mathieu, Trotel, rejoindront leur groupe, à Boult-aux-Bois, avec la colonie auto. Les lieutenants Le Hénaff et Guet, avec le vétérinaire Bellec, atteindront en deux étapes, avec la colonne hippomobile, Servon-Melzicourt."
     Cette fois, c'est précis, et cela correspond bien à ce que je pensais. On n'a pas de temps à perdre. Nous dînons rapidement, et à 19 heures 30, nous partons. Nous roulons lentement, à cause des camions qui nous suivent, et des colonnes nombreuses qui sont sur les routes. On ne voit plus de soldats fuyards, mais des troupes qui montent vers le nord. C'est réconfortant. Nous passons par Vernezay, Versy, empruntons sur un kilomètre la grande route, puis c'est Thuisy et la route de Suippes. On passe devant la Ferme de Moscou où un avion français achève de brûler ; la ferme de l'Espérance, déserte; Saint-Hilaire-le-Grand; Suippes. Sur la grande place, des camions calcinés, des maisons détruites. A Somme-Tourbe, on prend la direction de Ville-sur-Tourbe. Il fait nuit, et l'on avance lentement, sans lumières. On n'est éclairé que par le clair de lune et c'est pénible d'éviter à chaque instant les convois qui circulent sur la même route. Nous sommes à Servon entre minuit et 1 heure du matin. Nous couchons dans la touriste, les 3 officiers et le chauffeur. Les camions sont cachés sous les arbres.
     Le 18 au matin, après avoir bu un bol de café au lait chez les habitants qui sont restés là, les voitures repartent. Par Condé-les-Autry, où se trouve le P.C. du colonel, et où je rencontre mon chef technique, le lieutenant D., on gagne Senuc, Termes. Toute la partie gauche du village de Termes est détruite et incendiée. Nous ne sommes qu'à 4 kilomètres de Grandpré, où nous avions débarqué, en Septembre dernier. On attrape la route de Vouziers à Buzancy, en passant par Beaurepaire, Longwé; enfin c'est la Croix-aux-Bois, et Boult-aux-Bois.
      Le P.C. du 3e groupe se trouve dans un petit chemin qui part de l'entrée du village et qui monte vers la forêt de Boult. La 7e Bie se trouve installée le long de ce chemin. Elle a déjà tiré. La 8e Bie s'installe le long de la route qui conduit à Belleville. La 9e Bie n'est pas encore arrivée.
     Le commandant Raynaud est heureux de nous retrouver. On va s'organiser sur cette position. Je me mets au courant des liaisons téléphoniques et radios. Je les fais compléter rapidement, en attendant mes propres téléphonistes et radios qui arriveront par la route. Le personnel de la 7e Bie, en attendant, fait très bien son travail.
      J'apprends que le 1er groupe du 109e R.A.L. (canon de 105 Long, modèle 1913) et le 3e groupe forment un groupement sous les ordres du commandant Raynaud. Le secteur est calme. L'ennemi a été arrêté par le G.R.C.A. qui est épatant, comme toutes les troupes de ce genre. Il tient un front considérable, avec l'aide d'un peu d'artillerie, le long du canal des Ardennes. Mais il parait que tout le monde n'a pas fait son devoir. Lorsque le colonel est allé faire sa reconnaissance, il a manqué d'être fait prisonnier, il n'y avait personne devant lui. Notre chef d'escadron n'en menait pas large, parait-il ! Des unités entières ont fui, abandonnant armes et bagages. On retrouve des mousquetons splendides, du dernier modèle, des mitrailleuses avec toutes leurs munitions. Des sacs d'hommes, le long des routes, dans les bois.
     Je vais dans le village. C'est là que j'ai commencé à voir le pillage épouvantable de toutes les maisons. Les Allemands, avec quelques bombes, n'avaient détruit ou incendié que deux maisons. Mais les pillards ont causé beaucoup plus de dégâts. Partout les lits et les armoires sont ouverts, le linge traîne par terre. Les ustensiles les plus divers sont répandus sur le sol. Les animaux des basses-cours circulent librement dans la nature ou bien sont abandonnés, morts, dans les chemins voisins.
La Coopérative a été évidemment pillée. On ne peut pas décrire tout cela, mais je t'assure que le souvenir m'en restera longtemps. Je pense qu'il se peut que les habitants voient un jour ce qu'ont fait les Français, chez eux ! Je ne crois pas que nous reculerons, maintenant que l'attaque a cessé.
Nous sommes au 18 mai. Les Allemands n'ont pris ni Vouziers, ni Rethel. Ils sont contenus partout. Le seul mouvement a lieu dans le nord. On n'a que peu de détails.
Le P.C. est installé dans le bas d'un grand talus de cinq mètres de haut, à l'entrée d'un petit bois. On peut se déplacer sans être vu de l'ennemi et l'on est à l'abri de ses coups. On creuse des tranchées de façon à pouvoir y dormir. On trouve des tôles ondulées, que l'on met par-dessus. Nous dormirons à quatre, dans cet abri léger, de 1m30 de large sur 3m50 de long. Si je mets : nous dormirons, c'est une façon de parler, car à partir de ce jour, jusqu'au dernier, le commandant ne nous laissera plus dormir. En effet, la garde de nuit est assurée par chacun des lieutenants adjoints et l'adjudant-chef, à raison de deux heures consécutives par nuit. Mais à part cela, je suis réveillé chaque fois que l'on reçoit un télégramme par radio - et la radio fonctionne presque constamment à cause des bombardements qui coupent les fils - télégramme qu'il faudra déchiffrer et auquel il faudra répondre, en chiffré et surchiffré. Ensuite il faudra passer des ordres au groupe voisin et aux batteries. De plus, chaque fois qu'il se réveille, le chef demande que l'on téléphone à tout le monde, pour savoir si les fils sont coupés. Dès qu'un message arrive, avant même que je l'ai déchiffré, il fait réveiller les commandants de batterie pour que les pièces soient prêtes à tirer ! Mais comme le télégramme a été envoyé par un em… qui opère de la même façon, il n'est pas urgent. Le commandant se rendort en ronflant à un point tel qu'il me faut une heure pour me rendormir. A 6 heures, il se lève et exige que tous soient aussi debout, sans songer que personne n'a passé une nuit convenable, sauf lui.
      Nous conservons cette position pendant une semaine, du 18 au 26 mai.
      La 9e Batterie, pour laquelle une position ridicule avait été prévue, est montée cependant. C'est celle qui subira le plus de tirs de l'ennemi. Heureusement, ses pertes importantes se limitent à des chevaux. Par contre, la 8e Bie a le premier tué du groupe.
      Les Allemands qui ont attaqué, ont réussi à être maîtres des hauteurs de Stone. L'avance est peu importante, mais de là, ils peuvent observer et régler leurs tirs. Une saucisse en outre leur facilite le travail, et à plusieurs reprises, nos batteries sont encadrées par les obus. Ils tirent par rafales rapides de 8, 12 coups. Les coups ne tombent pas loin du P.C., courts ou bien à droite. Chaque fois on est surpris par le sifflement des arrivées et les éclatements qui se succèdent à cadence aussi rapide.
      Il devient impossible de maintenir les lignes téléphoniques, même avec mes hommes qui ont rejoint et ont doublé les lignes installées. Le central à 18 directions a été installé près du P.C. Un matin, sur 15 lignes installées, il y en a 13 de coupées, et la nuit a pourtant été calme !
      Les hommes sont harassés par le travail de réparation. Par endroits, les fils ont été volatilisés et il faut les remplacer complètement. C'est du côté de l'observatoire que les dégâts sont les plus grands.
     L'activité du secteur est toujours très réduite. On voit peu d'avions en l'air : bombardiers allemands et Messerschmitts. De notre côté, les "Curtin" lorsqu'ils sont là, font une chasse efficace. Un après-midi, au cours d'un beau combat, dont nous ne comprenons que difficilement les péripéties, un bombardier allemand tombe en flammes en direction de Grandpré, et deux avions de chasse sont obligés d'atterrir dans nos lignes. L'un est en flammes, l'autre intact. Les aviateurs, vus de notre observatoire, tentent de s'échapper.
Mais le plus désagréable, c'est la présence d'un avion d'observation ennemi, qui jouera, lui ou ses frères, un rôle important dans la bataille. Il ne va pas très vite - ce qui est nécessaire pour observer - mais dès qu'il est attaqué, il file à grande vitesse. Il parait blindé, car il ne peut être descendu par les mitrailleuses qui tirent de tous côtés, à son approche. Aux prises avec plusieurs "Curtin" il réussit chaque fois à retourner intact dans ses lignes. Le bruit caractéristique de son moteur, que l'on reconnaît parmi tous, l'a fait surnommer "Pétrolette".
      Nous apprenons les mauvaises nouvelles du front Nord. La percée semble se réaliser en direction d'Amiens et c'est l'héroïque défense de Dunkerque.
      Les jours passent sans qu'il n'y ait rien de changé de notre côté. On apprend qu'une pièce du 1er groupe a éclaté, faisant deux blessés graves. C'est une histoire de fusées défectueuses.
Les meutes voisines sont contentes de notre appui. Mais nous attendons toujours une contre-attaque de nos troupes, le long de la Meuse, de façon à arrêter l'avance des Allemands dans le nord et sur la Somme. Ce qui nous le fait penser, c'est le passage continuel, sans arrêt, chaque nuit, de chars de combats, en direction de Buzancy.
      Nous avons une ou deux journées de pluies. Nous en sommes heureux et nous espérons que cela va continuer. Nous pressentons la supériorité de l'aviation allemande, qui ne pourra pas sortir et nous gêner.

     Je reçois vos bonnes nouvelles et j'apprends vos préparatifs de départ pour Biarritz. J'en suis très rassuré, quoique je trouve que pour toi, le voyage en voiture est une imprudence. Je suis surpris que Viviane ait du mal à partir, mais je pense que cela s'arrangera vite.


Mardi 6 Août - La Malgrange


      Hier, une jeune femme de l'U.F.F., que j'avais d'abord confondue avec l'Entraide des Femmes Françaises, est venue au camp prévenir qu'elle passerait dans quelques jours, prendre des lettres. Elle a réussi à emporter des cartes de bien des officiers.
     Aujourd'hui nous avons touché notre solde : 22 R.M. pour juin et 81 R.M. pour juillet, soit plus de deux mille francs. J'attends toujours de vos nouvelles. J'espère que tu ne perds pas de temps et que tu fais le nécessaire.

Mercredi 7 Août - La Malgrange

      Je t'ai écris que nous étions restés à Boult-aux-Bois une semaine environ. Cela avait suffi pour connaître les habitudes des artilleurs d'en face, et de prendre les précautions nécessaires : ne pas se faire voir de leurs observatoires, et éviter de circuler au carrefour dès la tombée de la nuit. Tous les soirs, à partir de 10 heures, leurs tirs de harcèlement et d'interdiction commençaient. Aussi, quand on reçut l'ordre de partir le 26 mai à 9 heures du soir, je me hâtais de faire mettre une colonne en route.
      Je t'assure que j'ai eu beaucoup de mal à les faire aller vite, mes lourdauds de paysans. Il y avait parmi eux des fainéants, et le maréchal des logis, au lieu de les entraîner, me mettait des bâtons dans les roues. Mais ils étaient tous très fatigués. Ce n'est qu'à 10 heures moins le quart que nous démarrons. La colonne est à peine sortie du village que le bombardement commence. J'ai eu chaud !
     Je marche à pied, l'étape sera courte : une douzaine de kilomètres. Au bout de peu de temps, j'aperçois Belleville en flammes, derrière nous. Sur la route, profitant de l'obscurité, des convois de troupes qui vont au repos, des chars de combat qui circulent dans les deux sens. Il faut faire attention. Vers une heure du matin, le 27 mai, on passe à Bar-les-Buzancy, et peu après, on entre dans Buzancy. Je suis guidé par le Maréchal des Logis Guéron, vers le P.C. qui est à deux kilomètres plus au nord. On tourne à gauche, dans Buzancy même, près d'une auto incendiée.
     Ainsi qu'il en sera chaque fois que j'arriverai dans une position, je ne reçois pas d'ordre précis sur ce que je dois faire. Le commandant est parti en auto avec officiers ou sous-officiers, sur les nouveaux emplacements du groupe, mais jamais à mon arrivée avec la colonne, fatigué comme les hommes, par la marche ou les difficultés rencontrées en cours de route, on ne me dira : "Installez-vous ici - Mettez les chevaux là ! ". J'arrive au milieu de la nuit, il pleut. On décharge les voitures dans un champ, et ensuite, on place tout dans un petit bois de sapins, épais et touffu. Je tombe de sommeil. Le commandant veut installer tout de suite les lignes téléphoniques et le central. J'attends le jour, et je fais alors commencer le travail. On a dormi deux heures. Peu de temps après, tout fonctionne, avant même que les batteries puissent tirer. Si cela est nécessaire, je ferai doubler les lignes ultérieurement. Le commandant se fait installer un abri, mais instruit par l'expérience, je me promets bien de ne pas rester avec lui. J'installe ma toile de tente, et pendant deux nuits, je couche dessous. Pendant ce temps, mon ordonnance et un téléphoniste me font un abri très acceptable, dans un talus de 2 mètres de haut, mais à distance suffisante pour pouvoir dormir tranquillement, hors de portée des ronflements du commandant. Tous en font autant. Je partage mon abri avec le Lieutenant Trotel, qui évite comme moi, le commandant Raynaud.
      C'est pendant ces jours de combat qu'il se montre sous son véritable aspect. Il dirige toujours le groupement formé par le I/109 et le III/109 auquel sera adjoint peu après notre arrivée, le I/182 groupe de 155 long G.P.F., de Vincennes, artillerie plus moderne que la notre, et motorisée. Il a alors le commandement d'un colonel, mais il se conduit comme un commandant de batterie - que dis-je - comme un adjudant ! Il ne sera jamais capable, comme bien d'autres officiers d'active, de diriger les tirs d'ensemble des groupes, et tous les principes appris à l'Ecole sont bafoués ! Les punitions ne nous manquent pas, et les groupes sont approvisionnés à tel point que cela devient dangereux. Pour un motif insignifiant, il appelle au téléphone les commandants de batterie, alors qu'il suffirait de passer un message. Nos canons, il semble l'oublier, ne se mettent pas tout seul en direction, mais il faudrait que les coups partent aussitôt que l'ordre a été donné ! Il se met en colère, rappelle les officiers au téléphone alors qu'ils sont en train de commander les tirs demandés, hurle et devient incompréhensible. Au bout du fil, on n'a rien compris, et il est obligé de répéter, sur un autre ton, et en perdant du temps.
     Avec l'observatoire, placé au sud de Vaux-en-Diolet, et qui aura sa ligne souvent coupée, c'est autre chose ! Il exige que les observateurs annoncent plus qu'ils ne peuvent voir : dire par exemple, que les coups tombent à 100 mètres du but, à une distance de plus de 7000 mètres ! Il en résulte nécessairement des conclusions idiotes, dans la conduite du tir, et il s'en prend aux observateurs ! On a cependant de beaux succès, tellement on tire ! La Besace a reçu plus de 2000 obus de gros calibres. La route de la Besace à Raucourt est sous notre feu, et les transports importants qui l'empruntent, subissent nos tirs jours et nuits. L'observatoire voit assez bien ce qui s'y passe et signale souvent des destructions. La ferme de la Thibaudine, prise à partie par le groupe de 155 G.P.F., au cours d'une nuit, laisse voir, au petit jour, un fort rassemblement de chars ennemis. On réussit à en faire sauter plusieurs. Les autres se réfugient dans un bois voisin, où ils sont encore sonnés, et le nombre des rescapés qui en sortent est de plus en plus réduit.
     Au début de notre installation sur cette position, on a été très peu marmité. Mais aussitôt que nos pièces commencent à tirer, le S.R.A. ennemi fonctionne et la Pétrolette vient rechercher les batteries, au-dessus de nous. On évite de se faire voir et de tirer quand elle est là. On alerte souvent la chasse. Elle ne vient pas ou bien elle arrive trop tard. Certains jours notre D.C.A. fonctionne bien. D'autres jours, elle est inexistante.
     On apprend peu à peu les succès allemands sur la Somme, en Picardie, et je suis bien content de vous savoir à Biarritz. Le courrier continue à bien fonctionner et j'ai tes nouvelles 3 jours après que tu m'as écrit. J'ai aussi de bonnes nouvelles de mon frère jusqu'au 7 juin, date de sa dernière lettre.
     Nous creusons des abris profonds, sous 4 mètres de terre et de roc tendre, mais nous couchons dans nos trous qui nous mettent à l'abri des éclats, non du coup au but. On se fie à la chance.
      Nous tirons très souvent, soit à la demande de la division, soit à celle de l'Artillerie lourde du Q.A., soit encore à la demande de l'Observatoire. J'ai fait doubler toutes les lignes téléphoniques et nos transmissions donnent entière satisfaction. La riposte à nos tirs se fait un matin. La 7e Bie est sérieusement encadrée. Le central téléphonique de la batterie est démoli par le souffle d'un obus de 15 cm, tombé à une quinzaine de mètres. On le repérera rapidement à Buzancy, grâce au Lieutenant Weiller, de l'A.L.C.A.. Mais il ne semble pas que l'ennemi soit sûr de son tir, car après 2 ou 3 salves, il s'arrête. Le tir est rapide, et la dizaine d'obus tombe dans un temps si court que les gens, surpris, n'ont pas le temps de s'abriter. Peu de temps après, la 7e Batterie a des blessés graves et légers.
     Des obus tombent sur Bar, faisant quelques blessés parmi le personnel de la colonne de ravitaillement.
     On prend l'habitude de recevoir des ordres de tir vers 9 heures du soir, et alors de 10 heures à 3 heures du matin, on tire lentement, de façon à gêner ou interdire les routes et toute circulation aux Allemands. Les hommes dorment peu. Les téléphonistes partent sans arrêt sur les lignes pour rétablir les liaisons rompues. La ligne de l'observatoire, très longue, est souvent hors d'état. Je la fais également doubler et entretenir par les téléphonistes de la 7e Batterie. Malgré cela, la liaison par le fil ne sera pas toujours assurée.
     Un matin, le 5 ou 6 juin, je suis réveillé par des éclatements d'obus qui me paraissent très près. Les éclats sautent dans les branches et retombent sur la tôle de mon abri.
     Le 8 au matin, de très bonne heure, le sol vibre sous une canonnade éloignée et me réveille. Il semble y avoir quelque part un tir d'arrêt, mais c'est ininterrompu. Des obus tombent de notre côté. Je profite d'une accalmie pour me mettre dans l'abri profond. Mais ce n'est pas pour nous. Le reste de la journée se passe comme d'habitude, avec une activité moyenne. On apprend qu'il y a eu dans notre secteur, une attaque ennemie, qui n'a pas donné de conséquences appréciables.
     Je travaille pendant deux demi-journées avec l'avion de reconnaissance du C.A., un Potez 63. Les renseignements obtenus, non exploités immédiatement ne servent à rien. Dans le même ordre d'idées, la section S.O.M., exécute quelques réglages par coups fusants hauts: Aucun profit n'en est tiré. Les batteries se plaignent, au contraire, de se faire repérer par ces réglages.
     On m'appelle, un matin, pour me montrer où sont tombés les obus, lors de notre marmitage. Les trous sont cachés par des petits buissons. Ils sont quand même à 10 mètres au plus de mon abri. Comme calibre, du 105. On me donne un nouvel appareil radio, avec une splendide antenne verticale. On ne s'en servira pas, car deux jours après, le Potez 63 est descendu en flammes par la chasse allemande. Le personnel est plus ou moins blessé suivant qu'il a sauté assez vite ou non en parachute.
     On apprend que les Allemands sont à Rouen et arrivent à Forges-les-Eaux. Je pense que c'est fini s'ils traversent la Seine. Mais que fait-on ? Qu'attend-on pour attaquer par ici ? De notre côté le front tient très bien. Une attaque locale a permis de faire 200 prisonniers.
      Nous recevons des circulaires, constamment, pour nous indiquer ce qu'il faut faire en cas d'attaque par chars ou par avions volant bas. Cela en devient une maladie. Je distribue dans les batteries les fusées d'alerte. On distribue des balles perforantes au lieu de balles ordinaires. Les ordres répètent chaque jour qu'il ne faut pas reculer. De notre côté, cela a l'air de tenir et l'on n'a pas l'impression de voir bientôt les Allemands attaquer par ici. Pendant les 15 jours de notre stationnement au nord de Buzancy, nous n'avons pas vu d'officiers supérieurs sur notre position. Ils ne passaient d'ordres que par téléphone. L'A.L.C.A. avait un splendide abri bétonné à Buzancy, et le C.A. était plus loin, vers Grandpré.
      Pour ma part, j'ai eu beaucoup moins à souffrir du commandant que les camarades. Mes transmissions fonctionnaient bien. J'avais sous mes ordres les officiers de Transmissions du I/109 et du I/182 . Cela me donnait du travail, et mon personnel, renforcé par des éléments de la B.H.R., n'arrêtait pas. Le central téléphonique donnait plus de 400 communications par jour.
     Par contre, les autres officiers de l'Etat-Major du groupe n'avaient pas le même sort. Le lieutenant Le Hénaff, en liaison avec la division, partait par n'importe quel "temps", et surtout lorsque, par suite de bombardements, les lignes étaient coupées. Il ne s'est jamais fait prier pour partir dès qu'il en avait reçu l'ordre, même lorsque routes et carrefours étaient sonnés. Le lieutenant observateur Mathieu a été certainement le plus exposé d'entre nous. Il allait chaque matin et revenait chaque soir de l'observatoire, afin de faire son rapport écrit. Il était aidé par une excellente équipe, qui n'avait pas froid aux yeux.
     L'orienteur Trotel a eu, de nous tous, le plus à souffrir des cris plus ou moins polis, du commandant. Chargé d'établir la topographie de chaque position de groupe, il en avait assez vite terminé l'exécution. Il avait alors la charge du P.C.T. ou poste de commandant de tir. Il devait prendre note de tous les tirs et faire les calculs correspondant à chaque batterie. Dès qu'on signalait un objectif possible, par exemple une batterie ennemie, vue par l'observatoire ou vue par avion, il avait à faire les calculs de distance et de direction pour chacune des trois batteries. Tout cela en double avec les commandants de ces batteries. Etait-ce bien utile ? Le commandant Raynaud l'appelait à chaque instant, le dérangeant du travail commencé, pour lui réclamer le travail délaissé. Il faisait preuve d'une patience que je n'aurais pas eue, à sa place, alors que l'impartialité du commandant était évidente. Un jour, mes téléphonistes ont entendu appeler "Trotel !" plus de cinquante fois. Cela devenait une obsession. Et pourtant, c'était un excellent technicien. Le meilleur d'entre nous. Dès qu'il avait donné des ordres à chacun d'entre nous, le commandant se couchait au pied des téléphones, gênant tout le monde, et se mettait à ronfler.
      Bref, malgré sa "grande gueule", ou plutôt à cause de cela, le commandant n'a jamais été un chef. Tout juste bon à être un adjudant. Ses trente ans de métier, dont il se vantait si souvent, n'étaient pas une référence. Pour nous, c'était une tare.
      Tout ce que j'ai pu écrire sur lui n'est qu'une infime fraction de ce que j'aurais pu entasser comme histoires, si je l'avais fait au jour le jour, et aujourd'hui encore, il y a dans sa conduite, bien des reproches à lui adresser. Je t'en reparlerai plus tard.

Jeudi 8 Août - La Malgrange

      Je t'ai fait partir ce matin une lettre. Puisses-tu la recevoir vite ! Tu verrais combien je m'inquiète de ne pas avoir de vos nouvelles, ni d'apprendre l'heureux résultat de vos démarches. Il importe tellement d'aboutir vite ! Nous pouvons d'un jour à l'autre être transportés dans un camp, en Alsace ou en Allemagne. En plus des risques, ce qui ne nous fait pas tellement peur, d'être bombardés par les Anglais, il nous sera beaucoup plus difficile de vivre comme nous le faisons ici, et d'envoyer de nos nouvelles. Combien de temps resterais-tu sans rien savoir de moi ? Je pensais bien que tout aurait été beaucoup plus vite fait !

      Je vais maintenant continuer l'histoire de notre retraite, à partir du 10 juin. Le dimanche matin 9 juin, on reçoit l'ordre de tirer 1200 coups par batterie sur les objectifs habituels. Ce n'est pas une petite affaire que de tirer autant de projectiles ! Chaque coup complet : obus, avec fusée, charge, pèse environ 75 kilos. C'est donc 90 000 kilos à transporter des dépôts jusqu'aux pièces. Les servants ont déjà tiré toute la nuit. Il faut augmenter la cadence et arroser constamment les tubes pour éviter qu'ils ne soient trop chauds. Ce jour-là, on tire même quand la Pétrolette passe au-dessus des positions. On tire même quand la 8e Batterie a la moitié de ses gargousses en flammes, un obus étant tombé dessus; la 7e Batterie des servants blessés dans les abris de tirs. Seule la 9e Batterie, placée en pleine nature, sans être très camouflée et que je craignais de voir contrebattue, est épargnée. Comme elle est éloignée de tout point de repère, lisière de bois, route ou carrefour, il est difficile aux Allemands de la situer exactement et de régler sur elle. Dans le cours de la journée, deux ou trois pièces avaient été endommagées, soit par le tir, soit par des éclats. On faisait le nécessaire pour les réparer sur place.
     On tire pendant toute la journée du 9, pendant la nuit du 9 au 10, on tire dans la matinée et la journée du 10 juin.
     Vers 3 heures de l'après-midi, le commandant est appelé au P.C. du colonel qui commande l'Artillerie du Corps d'Armée. Je reste seul à commander les 3 groupes et à assurer tous les tirs demandés par la division d'infanterie ou l'artillerie divisionnaire. Les pièces tirent sans arrêt ! On ne fait plus attention aux cadences maxima réglementées par l'I.G.T.
     Vers 5 heures, je reçois par téléphone l'ordre de commander le mouvement de groupe. Il faut prévenir les commandants de batterie et l'observatoire que le mouvement a lieu à 21 heures. En attendant, il faut tirer sans arrêt. Il faut faire charger les chariots de parc à 60 coups par batterie, emporter les fusées, laisser le moins possible d'obus sur le terrain. Il faut être sortis de batterie et avoir relevé les lignes téléphoniques pour l'heure fixée. Je convoque les commandants de batterie pour leur indiquer l'itinéraire. Mais, comme toujours, il faudrait tirer jusqu'à 9 heures, et à 9 heures et une minute être sur la route en colonne de marche. Il en a toujours été ainsi, et aucun chef n'a jamais voulu prendre la responsabilité de ce qui se passe dans le temps nécessaire à la sortie de batterie. Et l'on n'ignore pas que nos canons ne sont pas faciles à manier.
     L'observatoire est prévenu par téléphone à six heures : la ligne venait juste d'être réparée. tout le monde est surpris par cet ordre. Il faut activer le personnel qui ne se hâte pas suffisamment. A 9 heures, le soir, nous ne sommes pas prêts. A 9 heures ½, des obus de gros calibre passent en sifflant gravement au-dessus de nos têtes, et vont tomber vers Buzancy qu'il faudra traverser tout à l'heure. On en compte deux, trois… Le tir semble s'arrêter. A dix heures moins le quart, je donne le signal de départ. Je suis en tête de colonne, à pied ; j'espère passer avant les batteries et pouvoir quitter au plus vite le village. La nuit tombe et je traverse Buzancy sans difficultés, guidé par les jalonneurs qui y resteront toute la nuit afin de conduire les trois batteries et la colonne de ravitaillement.
     Je passe par Thenorgues, Verpel. Un embouteillage nous arrête. Le ciel est constamment éclairé par des fusées puissantes, dont nous ignorons le sens et même qui les envoie. Il y a un carrefour difficile entre Champignolles et Inécourt. La descente se fait lentement. Je reconnais l'endroit, car le 13 septembre dernier, on faisait le même trajet en sens inverse et j'avais eu des voitures en panne dans la côte. Là, un cheval tombe à la voiture radio, la plus lourde. Je fais couper les traits pour le dégager, c'est vite fait. Je fais repartir tout le monde, mais à 1000 mètres plus loin, la montée de Champignolles nous arrête. Elle est difficile pour les chevaux. Il y a toujours beaucoup de fusées dans l'air.
     Au petit jour seulement, on démarre, et c'est sans histoire que l'on traverse Saint-Juvin; Fleville, et que, laissant Apremont sur notre droite, on arrive dans une ferme abandonnée, sur le chemin qui mène à Eclisfontaine. Il n'y a que peu de dégâts dans la région que nous avons traversée. Du côté d'Apremont, on a vu le génie détruire le champ d'aviation situé à notre gauche.
     Nous mettons en batterie, les lignes téléphoniques s'installent. Comme toujours avec le commandant, impossible de se reposer. Et à 5 heures du soir, ce 11 juin, ordre de départ, sans avoir tiré. Le commandant part avec un officier et deux sous-officiers. Ma colonne est prête à 18 heures et je la conduis par Eclisfontaine, vers Charpentry. Je croise une colonne de transport qui revient à vide. Un embouteillage formidable m'arrête dans ce village. Je suis obligé de m'occuper de la circulation, car personne ne bouge. Trois fois de suite je suis obligé de crier et de menacer sérieusement des sous-officiers et des hommes. Je ne rencontre aucun officier à la tête de toutes ces colonnes. Après avoir aidé, avec mes chevaux, plusieurs voitures de fantassins, j'ai au bout de plusieurs heures, la route libre vers Varennes-en-Argonne.
     Je passe sans m'arrêter dans cette trouée, à côté de Vaugeois et nous longeons maintenant l'Argonne. Je passe à Boureuilles, Neuvilly, Aubreville, Parois, et j'arrive à Brabant-en-Argonne, où le commandant dort. Pas d'ordres. Nouvel embouteillage. On me rattrape pour me dire qu'on doit se mettre en position dans le bois au nord de Parois, où nous sommes passés il y a 3 heures ou moins. On fait demi-tour. Il fait jour depuis un bon moment, peut-être depuis déjà deux heures. J'arrive vite dans le bois qui m'a été indiqué. Personne encore n'est là pour me renseigner. Je mets mes hommes et chevaux à l'abri dans la forêt. Tout le monde se couche, harassé. Le commandant arrive vers 11 heures. On met en batterie et on installe les lignes téléphoniques. Le P.C. se trouve sur l'emplacement d'une batterie de 75 de la guerre 14-18. On reste là cette journée du 12. Le toubib retourne à Brabant et achète des bouteilles de vin aux paysans qui vont abandonner leurs maisons. On tire sur les carrefours de Charpentry, sur Apremont, Eclisfontaine, Varennes-en-Argonne. On ne sait rien d'autre que l'ennemi s'y trouve. Le 13, on est survolé par la Pétrolette et par des bombardiers.
     Le 13 au soir, ordre de départ vers 8 heures en direction de Chaumont-sur-Aire. Je repasse par Parois, Brabant-en-Argonne qui a été évacué au cours de la nuit précédente. Je tombe sur un embouteillage formidable, provoqué par une colonne de camions qui descend sur le village de Barbant déjà encombré par des autos qui stationnent à droite et à gauche de la route. En outre, une côte ralentit le mouvement des voitures qui sont déjà chassées. Le petit jour arrive sans que l'on ait passé Broccourt. Il faut plus de six heures pour faire 3 kilomètres. On parvient, en passant à travers champs à sortir de l'embouteillage. On avance alors et on passe sans arrêts notables à Jubécourt, puis Ville-sur-Couzance. On parvient à Ippécourt que les habitants évacuent, aidés par les militaires. On passe, après un court repos, à Saint-André-en-Barois, à Deux-Nouds devant Beauzée, Amblaincourt. Nous sommes tous très fatigués : les conducteurs s'endorment sur les chevaux. Encore quelques kilomètres à parcourir, on passe à Amblainville, et on arrive à Chaumont-sur-Aire. Des convois portés sur camions passent rapidement sur la route, en direction du sud-ouest. On stationne dans le moulin, me dit-on. Je le trouve sur le bord de l'Aire, à 1500 mètres au sud du village. Il est 11 heures. Les batteries se mettent en position. La 7e Batterie, en passant sur un petit pont, le fait écrouler. On s'en sort sans mal. Nous pouvons déjeuner et faire un peu de toilette.
     Nous sommes au 14 juin. A 3 heures de l'après-midi, ordre de départ. Je dois attendre le soir et démarrer à 20 heures. Vers 16 heures, bombardement de Chaumont-sur-Aire et d'Erize-la-Petite. Il y a des victimes, mais pas au groupe, ni au régiment. C'est le G.R.C.A. qui a écopé, et avec lui des pionniers. J'ai oublié de dire que, à mon arrivée avec la colonne, le commandant était en train de déjeuner, mais personne n'avait préparé le cantonnement.
      Le 14 au soir, donc, départ vers 20 heures, mélangés à une colonne de réfugiés. A ce moment, au loin, bombardement par avions. On passe près de Longchamp, Pierrefite, noms qui nous rappellent la région parisienne. Là on voit le travail des bombardiers que l'on a entendus tout à l'heure. Une cinquantaine de victimes. Je fais hâter le mouvement, il fait nuit maintenant. Je passe à Nicey. Ville devant Belrain, Vilotte, Ginécourt, Levoncourt, et j'arrive à Lavallée vers 1 heure du matin, suivi de tout le groupe. Personne n'est là pour nous guider. Le commandant qui pense que nous serons là au petit jour, dort quelque part. On le cherche en vain. Au bout de deux heures d'attente, je rencontre le Lieutenant Guet, qui s'occupe du ravitaillement en munitions. Il peut m'indiquer à peu près où se trouve le P.C. du groupe. Je vois enfin l'adjudant-chef Legras, parti avec la touriste du commandant, et qui me montre, après une courte marche, l'emplacement réservé à l'Etat-Major du groupe. J'y dirige les chevaux, on dételle, on cache voitures et chevaux dans les buissons d'épines, on tombe de sommeil. L'endroit n'est pas fameux et je suis sûr que l'on est vu par les avions qui nous survolent. C'est tout ce que l'on nous a trouvé comme position !
     Au petit jour, le 15 juin, le commandant fait appeler les officiers. On installe la radio, quelques lignes téléphoniques. Le colonel qui commande le régiment nous rejoint et déjeune rapidement avec nous. Il n'a plus de liaison avec l'Artillerie du Corps d'Armée.
     Soudain à 16 heures, ordre de départ ; le temps d'atteler et nous partons. Je repasse par Lavallée. La colonne hippo avance en même temps qu'un régiment de pionniers, qui se dirige vers l'est comme nous, mais à pied. Il faut passer la Meuse ! Je me demande ce que signifie cette retraite depuis 5 jours sans combattre, et dans la direction du sud et de l'est. Nulle part on ne s'installe sur une ligne de résistance qui serve à arrêter l'ennemi. Sera-ce la Meuse, cette fois ? A peine avons-nous passé le village de Lignières, encombré par les réfugiés civils et une colonne hippomobile qui va en sens inverse de nous, que nous sommes survolés par 3 avions de bombardement. Des fusées blanches partent du 1er. Ils font un tour et c'est la chute des bombes sur le village. Mes conducteurs s'affolent, lâchent leurs chevaux qui s'emballent, mais qui ne vont pas loin. L'un des fourgons téléphoniques s'est renversé et a tordu son petit timon d'attelage. L'autre a son grand timon cassé. On remplace et après avoir relevé le fourgon sur ses roues, on repart. Les hommes voudraient tout abandonner et j'ai du mal à les remettre sur le bon chemin. Les avions repassent encore. De nouveaux chapelets de bombes explosent, et c'est le tir des mitrailleurs auxquels, sur la route, fusils, fusils mitrailleurs et mitrailleurs répondent. A quelques mètres de moi, un sous-officier d'un corps colonial a son casque traversé, il tombe.
     Je fais repartir ma colonne. Tout le monde est là. J'attends le passage des batteries et j'apprends qu'il y a eu dans le village une vingtaine de victimes. La 9e Batterie, qui y passait, a deux tués et deux blessés. Je constate que ma sacoche qui était accrochée à ma selle a été enlevée : ou bien arrachée par des attelages emballés. Je traverse Mesnil-aux-Bois : la route est encombrée et l'on avance lentement. Pourvu que l'on parvienne à passer la Meuse sans incidents ! On est survolé par la Pétrolette. On arrive à Sampigny. On passe le canal, puis la Meuse. Les ponts sont minés et défendus par des canons antichars. Nous arrivons à Saint-Mécrin, de l'autre côté. Quel soulagement ! Il fait nuit lorsque nous arrivons devant Marbotte, où tout le Corps d'Armée semble s'être réuni. Nous pénétrons lentement dans la forêt d'Apremont. Je profite d'un arrêt de la colonne pour m'asseoir sur l'herbe. Je ne m'aperçois pas que je m'endors. Lorsque je me réveille, la colonne n'a avancé que de 100 mètres et je la rattrape. Nous sommes près de la tranchée de la Soif, vestiges de l'autre guerre. Je fais camoufler tous les véhicules par des branchages, le long du chemin. Les chevaux et les hommes sont cachés dans le bois. Le commandant est en train de dormir lorsque tout est terminé. Je n'ai pas d'ordres. Je me couche avec mes hommes dans l'herbe.
     Le matin du 16 juin, au réveil on doit mettre en batterie. On ne sait pas sur quoi tirer, on n'a pas de cartes. Elles arrivent 24 heures après que l'on a quitté la position. On n'a pas de liaison directe avec le groupement. On reçoit finalement l'ordre de ne mettre qu'une batterie en état de tirer.
     Nous sommes tous très fatigués. Il fait très chaud. Pendant les étapes, pour ne pas tomber de sommeil à cheval, nous marchons souvent à pied. Nous n'avons que peu de temps pour manger, à tel point que nous n'avons pris depuis une semaine, qu'un seul repas par jour. Le ravitaillement est difficile. L'intendance met le feu trop tôt à ses dépôts, et l'on doit se contenter de pain de guerre et de "singe".
      La chaleur est accablante. L'endroit mérite bien son nom. Il n'y a pas d'eau à moins de 2 à 3 kilomètres. J'y envoie cependant les chevaux s'y faire abreuver. Les nôtres, quoique très fatigués, ont bien tenu, et on va leur demander de gros efforts.
     A 4 heures, l'après-midi, on apprend que l'on ne tirera pas et que l'on part à 8 heures. Encore une mise en batterie pour rien. Je réussis à être prêt à 7 heures et je pars en tête de colonne. Je repasse à Marbotte, puis à Apremont (c'est l'Apremont de Saint-Mihiel et non celui de l'Argonne). J'ai l'itinéraire, comme d'habitude, et je m'arrange pour passer, malgré les embouteillages fréquents. Je rencontre le colonel Cobbert qui règle la circulation à un carrefour. Par Gironville, Jouy-sur-les-Côtes - je ne suis qu'à 7 ou 8 kilomètres d'Enville, où j'étais allé faire un stage - Boucq, Trondes, où j'arrive à la fin de la nuit, je parviens à Pagny-sur-Moselle, qui a souffert des bombardements. Malgré cette étape qui a duré toute la nuit, nous allons continuer à avancer, en hâtant les chevaux, cette journée du 17 juin. J'ai reçu l'ordre, comme les commandants de batterie, d'abandonner le chargement inutile. Je suis le canal de la Haute-Meuse en direction de Vaucouleurs. Je passe à Saint-Germain-sur-Meuse, Rigny. A la sortie de Rigny, le fourgon téléphonique déjà cassé accroche une chicane faite pour empêcher les chars de passer. Je crois que je vais être obligé de l'abandonner. Mais on le redresse : il tient. On passe à Gibeaumeix, Uruffe, et vers 11 heures, on arrive à Colombey-les-Belles. Repas des hommes et repos dans le bois de Colombey, sur la route de Crépey. Je fais décharger au maximum les voitures. Les hommes laissent tout ce qui n'est pas réglementaire et ne conservent que leur sac et une couverture. Je ne garde moi-même que ma cantine et une couverture.
     J'apprends par le lieutenant de liaison, que le commandant, qui nous a lâché depuis le départ, se trouve dans le bois de Goviller et que je dois le rejoindre ce soir même. A 6 heures du soir, départ, passage à Crépey, où le colonel Lannes, qui est passé par là, conseille de ne pas aller plus loin. Mais comme il n'est pas là et qu'il n'y a personne pour me dire ce que je dois faire pour ravitailler hommes et chevaux, je vais sur Goviller. J'y arrive en pleine nuit, et sous une pluie torrentielle. Je retrouve tout le monde et je me couche dans la touriste, seul endroit sec, avec 3 officiers.
      Le lendemain matin, on cherche de l'avoine pour les chevaux, dans les villages voisins. On ne trouve rien. On leur donne de l'herbe et on les fait boire au village de Goviller.
     Le 18 juin, à midi, on apprend qu'il faut faire demi-tour pour aller s'installer du côté de Crézilles, en direction de Toul. Apres avoir déjeuné, départ à 14 heures, en passant par Crépey, Colombey-les-Belles, où il y a une splendide pagaye. Nous l'avons à peine dépassé, et nous stationnons sur la route d'Allain, large et bien protégée par des allées d'arbres de chaque côté, lorsqu'une douzaine de bombardiers passent et arrosent de bombes le village déjà bien touché. Pas de dégâts chez nous. Tout s'est passé avec calme, car on sait tenir les chevaux, couchés à leurs pieds. A Allain, nouvel embouteillage, mais le village est rempli de réfugiés alsaciens, et n'a pas du tout souffert. Nous croisons des colonnes d'artillerie divisionnaire, d'engins d'accompagnement d'infanterie, de canons de 25, de 37. Nous sommes les seuls à remonter. Nous arrivons vers 7 heures du soir, ce 18 juin, dans un petit bois, très petit bois voisin de Crézille. Personne pour nous guider. Mais je trouve le commandant, un peu plus loin, en train de dîner.
     Il n'y a plus personne devant nous, parait-il ; que les éléments motorisés du G.R.C.A. Les batteries montent et se mettent en position. J'apprends alors la mission du groupe : "Après avoir recueilli des renseignements auprès de l'infanterie, tirer sur l'ennemi les dernières munitions qui nous restent, au petit jour. Attendre l'abordage pour faire sauter les pièces. Evacuer le personnel et le matériel non indispensable sur le bois de Chaouilley, au sud de Vezelise." C'est incroyable comme ordre, mais pourtant c'est écrit. Comme tout le monde fiche le camp, il est impossible de savoir où sont les éléments ennemis. En outre, on n'a pas de cartes de la région pour tirer, ni d'observatoire pour régler. Il n'y a qu'une trentaine d'obus par batterie.
      Il semble évident qu'après avoir essayé de nous faire passer par Dijon, on s'est aperçu que cela n'était plus possible. Le colonel Cobbert et le général Flavigny veulent nous voir finir en beauté ! Peut-être sentent-ils, comme nous, l'armistice prochain. Tout n'est qu'hypothèse, car depuis longtemps nous n'avons plus de nouvelles.
     La nuit approche, deux batteries sont en train de se mettre en position. Je fais installer des lignes sommaires.
     J'accompagne les gens qui évacuent la position. Je pars avec 5 voitures sur les six. Une seule reste avec le maréchal des logis Lussot.
     A minuit, dans la nuit du 18 au 19, on part. Arrivé à la hauteur de Bagneux, je croise la 9e Batterie qui arrive. J'aperçois au loin les trajectoires lumineuses de projectiles auto-traceurs. Il doit y avoir par là des combats d'engins blindés et d'armes anti-chars. Je suis averti que du côté de Colombey-les-Belles, il y a ou y aura bientôt des Allemands. Je l'évite donc, et je passe par Thuilley-aux-Groseilles, en suivant une longue colonne d'hippomobile ! Je quitte cette colonne pour rejoindre Crépey. Je ne suis pas très rassuré, car pendant une heure et demie, je marche seul sur cette route. Il ne fait pas chaud. Je suis assis sur la voiture radio, qui marche en tête, avec les sous-officiers et gradés radio. Je dors à moitié et je me réveille de temps en temps pour exciter les conducteurs et vérifier ma route. Crépey passé sans encombre, je me dirige sur Goviller, puis vers Vézelise. Le jour parait et l'on aperçoit un marmitage par avions sur Vézelise, et l'embouteillage recommence. Je dois rejoindre le bois de Chaouilley. Je passe par Vitrey où je salue en passant le colonel Cobbert et le général Flavigny. Il y a, plus loin, un ruisseau à passer. Je pense pouvoir le faire à Ognéville. Ce n'est pas possible, les voitures y resteraient. Je passerai donc à Etreval. Je rencontre le motocycliste cymbaliste et je me dirige sur Etreval, en passant par des chemins de terre presque impraticables. Après une descente vertigineuse, les voitures passent le ruisseau. Les chevaux ont de l'eau à mi-jambes. Les hommes à pied traversent sur une passerelle. J'arrive à Chaouilley à 8 h.½, le 19 juin. Je me réfugie dans le bois où se trouve déjà la colonne de ravitaillement. Je fais tout camoufler. Ce bois est déjà plein de troupes et il en arrive sans arrêt. De plus, des réfugiés, au nombre de plusieurs centaines, y sont déjà rassemblés, avec leurs chevaux et leurs voitures. Je fais chercher une vache dans un pré voisin et on donne à manger à tout le monde, civils et soldats. Je fais boire les chevaux à plusieurs reprises. Ils sont fatigués et l'on a du en abandonner deux en route. Il fallait les traîner. Le commandant nous rejoint peu de temps après; vers midi, arrivent tous ceux que j'ai laissés à Crézilles. On a tiré les obus qui restaient, détruit les pièces, mais je ne pense pas que ce fut comme l'avaient désiré nos grands chefs. J'apprends en effet, qu'à 4 heures du matin, alors qu'il n'y avait plus de liaison avec personne, ayant entendu le 4e groupe qui était dans le bord d'Allain, déclencher son tir, notre groupe en a fait autant. On vida les coffres sans trop savoir, et pour cause, où les coups tombaient. Enfin, après avoir déclaveté les tubes, le dernier obus, en partant, mis les pièces hors d'usage, les appareils de pointage et niveaux furent enterrés à une vingtaine de kilomètres de là, par les commandants de batterie.
Nous voilà donc dans le fameux bois de Chaouilley, le 19 juin, pensant que notre sort va se jouer bientôt. Nous savons que les Allemands ont traversé la Seine, se sont battus du côté de Chateaudun, du Mans. Ils sont, parait-il, arrivés à Rennes. De notre côté Paris a été pris les 13 et 14 juin après avoir été encerclé. Ils se sont dirigés ensuite vers Chaumont, Dijon, nous coupant de Lyon. C'est pourquoi nous sommes encerclés. Nos hommes le savent, et ce qui les attriste c'est que leur pays, Normandie, Beauce, sont entre les mains des Allemands. C'est une chose qu'ils ne comprennent pas et qui leur enlèvent à tous le ressort qu'il leur faudrait.
     Nous ne recevons aucun ordre au cours de l'après-midi et nous passons enfin une nuit à dormir convenablement, nuit coupée pour chacun des officiers par une garde de deux heures. Le 20 au matin, on commence à brûler tous les papiers inutiles. Je ne conserve que le "code 69" ou code Radio.
     Chacun prépare son sac avec le strict nécessaire, pour le cas où il faudrait abandonner les voitures. Je récupère un sac de soldat, abandonné parmi beaucoup d'autres matériels, et je le garnis le plus possible. Je conserve un complet sur moi et mon imperméable sur le bras. Dans le sac, linge de corps et provisions, ainsi que dans une musette. L'après-midi du 20 juin, nous recevons l'ordre extraordinaire de constituer avec nos servants, des compagnies de fusiliers, et de placer les mitrailleuses et fusils-mitrailleurs du groupe, pour assurer la défense du bois. Les 3 autres groupes du régiment, qui sont avec nous, en font autant. Cela ne va pas sans difficultés, car on ne voit pas de fantassins avec nous ! Et ce n'est pas notre genre de travail. "Mais nos flancs sont protégés, nous dit le colonel F., par des divisions entières." On s'organise donc pour passer la nuit sur le terrain, on creuse des trous.
     Au petit jour, devant nous, quelques tirs de mitrailleuses nous réveillent. La nuit s'est passée sans incidents. Une auto passe sur la route à 300 mètres devant nous. Elle est accompagnée par des salves ennemies et les balles viennent siffler près de nos oreilles. On reçoit l'ordre: "Défense de tirer sans commandement !" Des hommes se mettent à jeter leurs armes. Ce n'était pas la peine de les faire veiller toute la nuit ! Les Allemands semblent s'approcher. L'adjudant part pour le village de Forcelles voir ce qui s'y passe. Un capitaine d'infanterie, avec une quarantaine d'hommes, y résiste. Il a tiré sur les Allemands qui s'étaient trop avancés. Peu à peu, le bruit des mitraillettes se fait plus voisin. Un sous-officier du 4e groupe fait prisonnier, revient avec un message: "Les Allemands demandent que nous nous rendions, sinon le Bois de Chaouilley sera bombardé par avions et canons." Cette menace ne nous fait pas peur, mais le village de Forcelles et le bois de Chaouilley contiennent bien 7000 hommes, dont un millier de civils. Quel courage ce serait, et comment obliger à se rendre des hommes qui sentent que tout sera inutile, et que l'armistice n'est pas loin.
     Nos chefs, ceux du Corps d'Armée, sont réfugiés du côté de la colline de Sion, "la Colline Inspirée", et nous ordonnent de nous battre. Le colonel Fayette est de leur avis. Mais le chef d'escadron de Ponton d'Amécourt, commandant le 4e groupe, neveu du maréchal Lyautey, est parti négocier notre reddition. "Jusqu'à 14 heures dernier délai, nous serons fait prisonniers avec les honneurs de la guerre. Ensuite, ils bombarderont."
      Le commandant Raynaud hésite, complètement affolé; mais quand il voit la B.H.R. démarrer pour se rendre, il suit le mouvement. Les hommes, en sortant du bois, déposent leurs armes et leurs mousquetons. Les officiers conservent leurs revolvers. Auparavant, tous nos papiers ont été détruits. Je n'ai conservé sur moi que le strict nécessaire comme papiers, avec des pièces d'identité que je tiens à conserver.
     Nous traversons Forcelles en ordre, et à la sortie du village nous voyons les premiers Allemands. Nous sommes prisonniers. C'est le 21 juin à 14 heures 30. Nous avons quitté le bois de Chaouilley sous le feu de l'artillerie que nous croyons - ce qui sera confirmé plus tard - être nôtre. Il y a des tués au premier groupe.
Je ne puis continuer cette histoire sans te raconter divers détails qui montrent beaucoup de traits de caractères et la mentalité de nos chefs d'active, et celle de notre commandant, en particulier. Quand nous avons reçu l'ordre, le 18, de retourner à Crézilles, le général Freydenberg, commandant de l'Armée, était déjà à Dijon, avec tout son Etat-Major. J'ai appris par la suite, que le 11 juin, il était à Saulieu, et le 13 juin à Dijon. Le 19 juin au matin, dans le bois, le commandant nous donne l'ordre de préparer un grand drapeau blanc. Il crie que l'on ne se hâte pas assez. Mais lorsque plus tard, le colonel décide que l'on ne se rendra pas à une poignée d'Allemands, et qu'il est honteux de songer, comme il l'a déjà vu faire, à hisser le drapeau blanc, notre chef s'écrie:
      " C'est une honte! Qui a fait cela ? ". Et il fallait l'entendre, hier encore, à table, parler de drapeau, d'honneur, de patrie ! Heureusement que chacun de nous sait à quoi s'en tenir sur son compte.

Vendredi 9 Août - La Malgrange

      J'ai reçu ce matin ta carte du 5 Août. Je te réponds aussitôt par une lettre. J'ai un cafard fou, car je pensais qu'il te serait facile de revenir de Paris, et une semaine est déjà passée.
Les bruits courent, comme à plusieurs reprises, que nous allons être expédiés en Allemagne. Un jour ce sera pour la bonne fois et il sera sans doute impossible alors, de tenter la moindre chose. C'est donc une chance que je sois encore à La Malgrange, et je suis désolé de ne rien voir venir de ton côté. Enfin, le sort en décidera. Je ne tiens pas à ce que tu viennes me revoir, car les autorisations sont ici suspendues. D'autre part, le voyage doit être long et pénible. Les parents d'un soldat ont mis deux jours pour aller de Paris à Nancy, les voies étant encombrées par des transports militaires. Et de plus, il parait que les Anglais visent les points stratégiques sans s'occuper des victimes civiles.

Lundi 12 Août - La Malgrange

      J'ai reçu hier matin, comme je te l'ai écrit, la lettre de Lisette expédiée de Langres, et les quelques mots que tu y as ajoutés. Je vois que vous vous conduisez comme des petites folles, et que vous n'êtes pas raisonnables. Le voyage, vous le savez, est très pénible, coûte cher et ne vous donnera qu'une satisfaction de courte durée, qui ne changera rien aux situations. D'autre part, avez-vous fait tout ce qu'il fallait comme démarches, et dans le sens qui a été convenu ? C'est ce que je me demande, en attendant le succès très problématique de la tentative. Pour que cela réussisse, comme dans les cas que tu as appris, il aurait fallu que tout soit terminé en 3 ou 4 jours. Espérons que je resterai à Nancy le plus longtemps possible: il est toujours question d'en partir.
     J'ai été heureux d'apprendre que Sim n'était que prisonnier et que vous en avez des nouvelles. Bosserville est un faubourg de Nancy, à 5 kilomètres de La Malgrange à vol d'oiseau. Savoir s'il est toujours là; c'est très possible car seuls les prisonniers officiers qui étaient dans Nancy même ont été déplacés.
      Je ne vois toujours pas Madame Lapy, et je vous écris pour que vous vous mettiez en rapport avec elle.

Lundi 19 Août - Münster i/w

      Une semaine est passée sans que j'écrive. Mais depuis ces huit jours, que de nouveautés à t'apprendre. Ce que je craignais est enfin arrivé. Je suis en Allemagne, au camp de prisonniers de Münster, et Sim est aussi là. Je l'ai aperçu hier, et j'ai pu lui serrer la main à travers les barbelés. Lorsque les formalités seront remplies dans 2 ou 3 jours, je pourrai lui parler plus longuement.
     Je voudrais bien terminer l'histoire de notre reddition et de notre arrivée à Nancy, mais je crains qu'il y ait tant de choses à te dire que les événements finissent par aller plus vite et que je n'aie le temps de te les écrire. Arriverai-je un jour au bout de tout cela ?

      J'en étais arrivé au moment où le 21 juin à 14h30, nous passons en colonne dans Forcelles, pour nous rendre. La B.H.R. avec les autos passe en tête, puis les 4 groupes suivent, en ordre. Nous allons vers Vézelise. Tout est calme, les Allemands ne disent rien. Lorsque nous avons dépassé le village, nous entendons encore des obus tomber du côté du bois de Chaouilley. Nous nous demandons toujours qui tire ? On nous dirige sur Tantonville. Sur le chemin, beaucoup de matériel abandonné : casques, masques à gaz. A Tantonville, des civils nous regardent passer en pleurant. Une femme prend un petit enfant dans les bras, et lui fait embrasser un lieutenant du groupe. Nous voyons au loin un rassemblement de voitures et d'autos, dans un pré. C'est un parc de prisonniers. Nous continuons, marchant lentement, nous arrêtant souvent pour laisser passer des autos et convois allemands. Il y a par ici beaucoup plus de monde que ne le croyait le colonel. On voit des soldats passer en camions, frais et dispos. Ils descendront à proximité de l'adversaire ; on comprend pourquoi ils sont si "gonflés" en arrivant au combat. Les nôtres ont été obligés de faire des 25 à 35 kilomètres à pied, avec le sac et le fusil avant d'arriver sur la ligne de feu. Quelle différence ! Vers 6 heures du soir, nous approchons de Cintrey, sur la route de Nancy. On est en train de former un parc de 3 à 400 mètres de côté, comme celui que nous avons déjà aperçu. Tout le régiment y entre, groupe par groupe, en bon ordre. Il ne fait pas encore très froid la nuit et tout le monde couchera dehors. Les "radios" très chics me proposent de coucher dans la voiture radio. J'accepte et je passe une nuit assez bonne, complètement abruti par tous les événements, et ne songeant à rien. Le 22 au petit jour, départ. On passe à Cintrey à 8 heures, mais notre colonne n'avance que très lentement. On voit de plus en plus d'Allemands. Leur tenue est impeccable et diffère totalement de celle de biens des soldats que nous avions vus ces derniers jours. On commence à penser que l'on nous a raconté pas mal d'histoires en disant qu'ils manquaient de tout : vêtements propres et neufs; alors que nos hommes avaient vestes et culottes déchirées. Tous en bottes bien entretenues, je n'ose dire comment étaient chaussés nos soldats, et ils n'avaient pas eu d'entretien depuis deux mois. Leur matériel auto, moto, est neuf ou récent. Leurs chevaux paraissent en pleine forme et bien gras. Les nôtres n'en peuvent plus. Nous faisons toutes ces remarques entre officiers.
      Nous n'étions qu'à une vingtaine de kilomètres de Nancy, tout au plus, mais nous n'y arriverons pas avant le soir. La veille, c'est la cuisine roulante qui avait fait la cuisine dans chaque unité. Pendant la marche, on se nourrira de boeuf en boite, pain de guerre et chocolat. Le commandant se précipite le premier sur tout, sans s'inquiéter des autres. Sur la route, il y a beaucoup de pagaye, à cause des unités qui nous doublent, en désordre, la plupart du temps sans encadrement d'officiers. Nous subissons vers midi, un orage terrible sur la route. Je me réfugie dans la voiture radio, mais au bout de peu de temps l'eau réussit à la traverser. On rencontre des canons de 75 abandonnés et mis hors service, des mitrailleuses avec des bandes de cartouches. On passe à Flavigny, sur le canal dont le pont sauté a été réparé par les Allemands. Peu avant d'arriver à Nancy, une femme nous dit que l'Armistice va être signé d'un moment à l'autre. Nous avons bon espoir pour la libération prochaine. Je lui remets une carte avec peu de mots, pour te la faire parvenir. Je ne pense pas que tu l'aies reçue.
     Nous entrons dans Nancy. La surveillance des Allemands augmente. Nous arrivons devant une caserne, et l'on dit aux officiers de s'y arrêter, avec leurs bagages. Je me sépare de mes hommes, avec de grandes poignées de mains et de bons souhaits. Mon cheval, comme celui de la plupart des officiers, a été "anschlussé" en cours de route par des officiers ou sous-officiers allemands qui les trouvaient à leur goût. Ils y avaient droit et ils ont rendu au sous-lieutenant Gardette, de la 8e Bie, une selle qui lui était personnelle. Même chose pour les jumelles et les revolvers.
     Dans cette caserne, on nous demande de rendre tout ce qui est matériel militaire ou appartenant à l'Armée : cartes, plans, instruments de travail divers que nous avons pu conserver, lampes électriques, etc. Un car doit nous conduire ensuite avec nos bagages à une destination différente.
      Il est neuf heures passées et il fait nuit lorsque nous arrivons dans le grand bâtiment : l'Ecole Professionnelle de Nancy. Nous dînons rapidement et très sobrement. On va se coucher dans les ateliers de l'Ecole, où l'on fait porter des bottes de paille. Le commandant se couvre de ridicule par la façon dont il surveille ses bagages, et l'appétit qui le jette sur le peu de nourriture dont on nous gratifie.
     Le lendemain 23 juin, toilette bien nécessaire, après ces jours agités, dans les lavabos de l'Ecole. L'Ecole professionnelle est un peu le genre de l'Ecole Centrale des Arts et Manufactures, et l'atelier où nous avons couché ressemble à celui que nous possédons dans le sous-sol de piston. On regarde, en se promenant dans la cour, la tête des autres officiers. Nous nous retrouvons tous, ceux du régiment. On revoit des connaissances. Il y a environ 750 officiers. On apprend par les communiqués que les IIe, IIIe et IVe Armées ont eu plus de 200 000 prisonniers, que les Allemands sont arrivés à Brest et à Nantes, qu'ils ont traversé la Loire à Tours, et se dirigent vers Poitiers. On prend nos noms, grade, unité. On nous fait indiquer si nous sommes de réserve ou d'active. On peut, parait-il, écrire des lettres. C'est ce que je fais, mais elles n'arriveront pas. On reçoit le communiqué officiel qui ressemble à tous les autres. Comme précision : le bombardement de Saint-Nazaire et de La Rochelle par les Allemands. Rien au sujet de l'Armistice.
     Nous nous demandons combien de temps cela durera. Je t'assure qu'à ce moment personne ne pensait que deux mois après, nous serions en Allemagne ! Les officiers du Corps d'Armée, le général Flavigny et le colonel Cobbert arrivent aussi. Ils ont été pris un jour ou deux après nous. Ils ont eu les honneurs de la guerre et rejoignent avec leurs propres voitures l'Ecole Professionnelle. Quelle rafle !
     Le 23 juin, nous apprenons qu'un accord est intervenu pour la signature de l'Armistice. Il entrera en vigueur avec les Allemands, six heures après l'accord avec les Italiens. Parmi les noms des plénipotentiaires, figure celui de notre ancien commandant d'Armée, Huntziger.
     Ce que nous faisons du matin au soir : dormir ! Sauf au moment des repas, qui se prennent en plusieurs services, les rassemblements, les appels, nous ne songeons qu'à dormir. Nous avons à rattraper toutes les veilles pénibles que nous avons passées. Fatigue physique et tension morale nous ont épuisés. Nous parlons aussi entre nous des mensonges que l'on nous a fait absorber, et plus tard, on constatera que cela va beaucoup plus loin que nous le croyions tout d'abord.
     Le 24 juin au soir, nous apprenons que l'Armistice a été signé avec l'Italie.
     Le 25 au matin entrera en vigueur celui signé avec les Allemands. A quelles conditions, on le saura plus tard.
     Je pense à toi. Etes-vous restées à Biarritz ? C'est mon espoir. Les hostilités se sont arrêtées avant qu'ils soient parvenus à Bordeaux. Vous n'avez donc eu qu'une affluence extraordinaire de réfugiés, vous n'avez pas eu la guerre. Je pense donc que vous êtes restées en France, vous qui avez pu agir comme vous le désirez. Quant à moi, que pouvais-je faire d'autre ? Je n'étais qu'une unité dans la foule de ceux entraînés dans la bagarre. Je subissais passivement les ordres, les faits, les événements. Ma personne ne comptait pas dans tout cela. et qu'aurais-je pu faire, abruti comme tous, par le sentiment d'impuissance qui nous possédait, les camarades comme moi.
     Contrairement à ce que nous craignions, nous n'avons pas eu à nous plaindre de la nourriture, dès notre arrivée à l'Ecole Professionnelle. La ville de Nancy, qui s'était chargée de l'opération difficile du ravitaillement, faisait les choses convenablement. Comme nous ne faisons rien, aucun effort, les rations sont suffisantes. On peut alors, grâce aux enfants et à quelques commerçants, acheter quelques petits suppléments : je me rappelle de splendides paniers de fraises à 10 francs.
     L'effectif des officiers finit par dépasser 1000 et c'est trop pour la contenance des bâtiments. Le 23 ou 24 on a annoncé que les artilleurs iront dans un autre local. Il y a un départ en camions. Les camions sont tellement vite pris d'assaut que nous attendons afin de rester ensemble, tous les officiers du 109. On attend. La deuxième tournée part sans nous. Il fait nuit et il pleut. Notre départ est remis au lendemain. Nous avons perdu la plupart des camarades du 4e groupe. Nous ne sommes plus qu'une soixantaine. On apprend que l'on va nous diriger dans une institution où il y a, parait-il, environ 60 lits disponibles. Nous arrivons à La Malgrange où nous resterons environ sept semaines.

      Je te raconterai plus tard notre séjour à La Malgrange, où tu es venue me voir. Quelle surprise pour moi ! Je n'y songeais vraiment pas. Je te dirai comment nous avons passé nos journées de Juillet et de la première quinzaine d'Août. D'abord je vais t'écrire l'histoire de cette dernière semaine.

Le 14 Août, le soir vers 8 heures, un bruit circule : l'ordre de départ est arrivé pour 216 officiers d'active ou de réserve, ou du service sanitaire. Mais une heure après, je suis fixé. Les officiers d'active partent par le train, le lendemain matin à 7 heures ; les officiers de réserve par un second train, une heure après. L'appel est fait et tout est confirmé à chacun. Le service de santé reste. Jusqu'à une heure du matin, tout le monde prépare ses paquets, sacs, cantines, etc. Nous sommes aidés par les camarades bretons et médecins qui restent à La Malgrange. Nous écrivons tous des lettres pour avertir nos familles de notre départ. Quelques heureux parmi nou : un receveur des contributions rappelé par son administration, je crois t'en avoir parlé. Un lieutenant du groupe, Cézard, dont la femme arrivée le matin même, a réussi à le tirer de là. Il est rappelé par une succursale de son affaire, située près de Nancy. Tant mieux pour eux, mais cela me chagrine en pensant à toi et aux enfants ! Quand vous reverrai-je ?
     Le 15 Août au matin, vers 5 h.½, réveil, toilette et petit déjeuner rapide. A 6 h.½, rassemblement dans la cour des cantines qui seront transportées en camion jusqu'à la gare. Nous conservons nos bagages à main et les vivres qui nous ont été distribués pour 3 jours. A 8 heures, c'est le départ pour la gare de Nancy, en autos. Drôle de 15 Août ! Que j'aurais aimé passer près de toi et des enfants, plutôt que dans ce train, sans savoir où nous allons !
     A 10 h.½ nous partons. Le train va très lentement, passe à Frouard, où nous voyons quelques destructions. La vitesse se ralentit encore sur les ponts reconstruits. Un gros travail a déjà été fait, et nous comprenons pourquoi les nouvelles n'ont pas pu nous parvenir, pendant longtemps. Peu à peu nous ne trouvons plus un seul pont en bon état. Quelles destructions ont été faites pour arrêter l'ennemi, qui n'ont servi à rien ! A Lérouville, que nous atteignons après avoir passé Commercy - j'ai aperçu au passage les tours de l'église d'Enville - changement de direction. On suit sur la carte: St-Mihiel, Verdun, Stenay. Un long arrêt avant Sedan. On a aperçu quelques traces de combat, mais rien d'excessif encore. Il va faire nuit. Le voyage sur les banquettes en bois est pénible. La nuit le sera davantage.
     Je dors lorsque le train passe à Sedan. Au réveil nous sommes en Belgique. Nous passons la frontière à Sainte-Cécile, puis Bertrix, après des arrêts fréquents et prolongés. Puis Arlon et Luxembourg. Nous y sommes le 16 Août, vers 2 heures de l'après-midi. Les officiers qui n'ont pas eu de vivres de voyage vont déjeuner dans un réfectoire installé par les Allemands dans la gare. Des employés nous donnent des renseignements assez vagues sur la situation. Le Luxembourg a été annexé, il y a 3 jours. Il y a de nombreux combats aériens au-dessus de l'Angleterre et les Allemands "auraient" tenté un débarquement qui a échoué. Il y a beaucoup de soldats allemands partout. Toujours le même aspect propre et le bon état des vêtements et des chaussures. Nous nous arrêtons souvent sur les voies de triage, pour laisser passer des trains de permissionnaires et des rapides. Le 16 Août, vers 7 heures du soir, nous entrons en Allemagne par la vallée de la Moselle, vers Trèves. C'est la route de Coblence. Nous ne voyons toujours pas les effets des fameux bombardements anglais qui rasaient des villes entières ! Mais au cours de la nuit, alors que nous sommes quelque part du côté de Coblence, il y a alerte et la D.C.A. fonctionne. Il y a une ou deux batteries pas loin de la ligne de chemin de fer. Je reste couché et je dors malgré le bruit. Je me réveille à la fin de l'alerte. Des camarades ont entendu des bombes tomber au loin.
     Le 17 au matin, on se trouve au delà de Bonn, on longe Düsseldorf et l'on se dirige vers la Ruhr. On la traverse au cours de la journée et l'on entre dans la province de Münster. Rien à signaler; à part un gazomètre effondré: On ne sait pas si c'est l'effet des bombes, on ne voit pas d'éclats. Enfin à 17 heures, on est à Münster même et l'on nous fait descendre. Sur le quai de la gare, des soldats allemands, de service de D.C.A., sont prêts à embarquer. Nous traversons à pied la ville, sous le regard étonné ou neutre des Allemands. Aucun bruit, c'est le silence complet à notre passage. La ville a un aspect très propre et agréable. Les gens n'ont pas l'aspect de maigreur que l'on voulait nous faire croire. Tous sont très proprement vêtus, comme tu peux t'en douter. Nous sortons de la ville par des quartiers élégants et nous nous dirigeons après une marche de 2 à 3 kilomètres, vers des casernes que l'on aperçoit au loin. Les bâtiments sont neufs et propres. L'ennui est qu'il y a tout autour des fils de fer barbelés.
      On nous fait entrer dans un bâtiment annexe, où nous sommes environ 500, et où nous préparons un lit de paille. Certains coucheront sur le ciment nu. J'ai heureusement mon matelas pneumatique et mon sac de couchage. Dans la nuit, alerte et violent tir de D.C.A. On entend les avions en l'air. Les lueurs de départ des canons illuminent notre grande salle. Je mets ma couverture sur ma tête et je m'endors jusqu'au lendemain matin.
     Le 18 juin au matin, j'apprends que les médecins qui étaient restés à La Malgrange et les officiers du camp de Bosserville sont arrivés aussi au camp de Münster. Près de moi, j'entends dire: "Tiens ! S. est là." et je l'aperçois effectivement à une trentaine de mètres. Je l'appelle. Il se retourne mais je n'ai pas l'impression qu'il ait compris mon signe ni qu'il m'ait reconnu. Il part avec son groupe. Les derniers arrivés, beaucoup plus mal logés que nous, semblent passer au contrôle avant nous. En attendant, nous lisons les livres que nous avons emportés, nous faisons des hypothèses sur notre sort.
     Quand sortirons-nous de là ? Quand reverrons-nous nos familles et tous ceux qui nous sont chers ?