Rappelons que, à la suite de l’invasion de la Pologne par les troupes allemandes, un ultimatum
franco- britannique a été envoyé au 3
e Reich. Comme il est resté sans réponse, la mobilisation
générale est décrétée le 2 septembre 1939 et la déclaration de guerre eut lieu le 3 septembre 1939, à
11h par la Grande-Bretagne, à 17h par la France.
La Bataille de France va commencer.
Nous proposons aux historiens et à toutes les personnes intéressées, en particulier aux descendants
des soldats impliqués, la lecture de ce document qui s’est révélé très précieux car aucun autre récit
ne semble avoir été trouvé décrivant le parcours du 109e Régiment d’artillerie lourde.
La rédaction du journal de Robert Marcus a commencé le 3 août 1940 ; il était alors prisonnier à
La Malgrange, près de Nancy. Il va vite écrire tout ce qui lui revient en mémoire de crainte
d’oublier.
Il propose tout d’abord un plan de la retraite de 1940, jusqu’au jour de la reddition, donc du 10 au
21 juin 1940. Ensuite un plan des étapes depuis la mobilisation, puis le récit remarquablement détaillé
de toute sa campagne jour après jour, le tout avec beaucoup de précision.
En italiques, la lettre à son épouse qui est suivi du récit des opérations militaires du 109e RAL
Retraite
du 10 au 21 Juin 1940
Lundi 10 Juin 1940 : Départ de
Buzancy à 22 heures vers Apremont.
Mardi 11 : Arrivée
au matin à la ferme de
; départ à 18 heures vers Parois.
Mercredi
12 : Arrivée à Brabant-sur-Argonne, retour à Parois à
10 heures. Tir de groupe.
Jeudi 13 : Départ à 19 heures
vers Chaumont-sur-Aire.
Vendredi 14 : Arrivée à 10
heures à Chaumont-sur-Aire. Départ à 18 heures vers Lavallée.
Samedi
15 : Arrivée à Lavallée à 2 heures du matin. Mise
en batterie. Départ à 16 heures vers Marbotte. Bombardement à
Lignières. Arrivée au bois de la Soif à 22 heures, après
passage de la Meuse.
& Dimanche 16 : Départ à 18 heures
vers Colombey-les-Belles.
Lundi 17 : Arrivée à 11 heures
à Colombey-les-Belles. Stationnement. Départ à 17 heures
vers Crépey. Arrivée à 23 heures.
Mardi 18 :
Départ vers 12 heures vers Crézilles, Allain. Arrivée à
Crézilles à 19 heures. Batteries mises en position entre 20 h. et
24 heures.
Mercredi 19 : Départ vers minuit des éléments
inutiles. Tir du groupe à 4 heures du matin. Destruction des pièces.
Retour vers Chaouilley. Arrivée à 9 heures du matin.
Jeudi
20 : Bois de Chaouilley-Forcelles.
Vendredi 21 : Reddition à
14 heures.
Emplacements et Villégiatures
4 Sept.-12 Sept. 1939 Marboué
13 ~ 16 ~ Inécourt
16 ~ 18 ~ Liny-dit-Dun
18 ~ 19 ~ Damvillers
19 ~ 11 Oct. Foameix
11 Oct.16 ~ Houdelaucourt-sur-Othain
16 ~ 23 Mars 1940 Baslieux
Paris : permission 22 Nov.-3 Déc.
Enville : stage 17 Fév.- 4 Mars
23 Mars-24 Mars Haucourt-la-Rigole
25 ~ 14
Avril Gussainville
14 Avril-16 ~ Bettainvillers
16 ~ 24 ~ Bassompierre
Paris : permission 25 Avril- 13 Mai
13 Mai 15 Mai Sarcy
15 ~ 16 ~ Mont-Notre-Dame
16
~ 17 ~ Bazoches
17 ~ Poilly
17 ~ 18 ~ Craon de Ludes
18 ~ 26 ~ Boult-aux-Bois
27
~ 10 Juin Buzancy
11 Juin Apremont
12 ~ 13 ~ Parois
14 ~ Chaumont-sur-Aire
15
~ Lavallée
15 ~ 16 ~ Marbotte
17 ~ 18 ~ Goviller
18 ~ Crézilles
19
~ 21 ~ Chaouilley
21 ~ 22 ~ Cintrey
22 ~ 25 ~ Nancy
25 ~ 15 Août
La Malgrange ; Jarville
15 Août Lerouville ; Verdun ; Sedan
16 ~ Ste-Cécile
; Bertrix ; Luxembourg ; Trèves
17 ~ Münster
Le Samedi 3 Août 1940
- La Malgrange
Quand je t'ai quittée, le 3 mai au matin, je
ne pensais pas qu'en si peu de temps, il allait se passer des événements
qui allaient bouleverser à un tel point nos existences! Lorsque tu es venue
te jeter dans mes bras, quelle a été ma surprise et ma joie! Que
de choses j'avais à te dire, mais je ne savais par quel bout commencer.
Et nous avions si peu de temps à nous voir, que le reste de la journée
me semblait sans fin.
Je voudrais te faire savoir tout ce que j'ai fait depuis
mon retour au groupe. Mais je m'aperçois que peu à peu tout s'oublie
et je veux profiter des loisirs qui me sont si généreusement accordés
pour mettre tout cela sur le papier. Cela ne vaudra peut-être pas les lettres
écrites au jour le jour, mais cela sera plus précis. Je pourrai
dire ce que j'ai été obligé de taire, et les faits seront
exposés avec un recul qui en aplanira les aspérités - je
t'assure qu'il y en a eu! - et donnera aux choses leurs valeurs relatives.
René et Lisette m'avaient accompagné à la Gare de l'Est.
Tristes, nous l'étions tous, sentant confusément l'importance et
la gravité des jours qui allaient venir. Mais je n'avais pas trop le cafard.
Je t'avais vue te rétablir rapidement, beaucoup mieux que trois ans auparavant.
Tu reprenais vite de bonnes couleurs. Bref, tu me semblais indiscutablement sortie
de l'impasse que je redoutais.
Beaucoup de femmes en pleurs sur le quai
de la gare ; la guerre était déclarée enfin, depuis trois
jours, et il ne semblait pas qu'elle fut à l'avantage de nos amis belges.
Voyage sans histoire, arrivée à Fismes vers midi moins le quart.
Le commissaire de gare me dit que le groupe est à Jonchéry, sur
la route de Reims. Je vais à pied jusqu'à la route nationale, au
centre de Fismes, où j'assiste à la fin d'une alerte. Je fais de
l'auto stop jusqu'à Jonchéry où je ne trouve que les bureaux
de l'Artillerie du Corps d'Armée - Colonel Colbert Tous les officiers sont
partis déjeuner. Je fais téléphoner au groupe de venir me
chercher. Pendant ce temps je déjeune. Peu après, on me donne quelques
papiers à transmettre au P.C. du Régiment - Colonel Fayette - en
cours de route.
A trois heures, le Lieutenant Trotel vient me prendre en auto.
En passant, je fais part au colonel de la naissance de Viviane, et je m'excuse
de ma courte maladie. Je me trouve auprès du commandant et des camarades,
à quatre heures, à Sarcy.
La situation du groupe est assez simple
: il a quitté Boulange-Basson. Reims-Fismes, où il se trouve depuis
une dizaine de jours. Il n'a pas eu à souffrir de bombardements, mais le
10 au matin, avant de s'écraser au sol, un avion allemand a laissé
tomber trois bombes près du train régimentaire auto, qui revenait
du ravitaillement : aucun dégât, sauf une vareuse déchirée
par un éclat. Le soldat n'a rien.
Il faut se tenir près à
faire mouvement d'un moment à l'autre. Je me couche assez tôt après
avoir dîné. Ma chambre, la plus belle que j'ai eue depuis le début
de la campagne, se trouve dans la ferme occupée par l'Etat-Major, au centre
du village.
Le lendemain matin, au réveil, j'apprends avec surprise
que deux batteries sont parties pour embarquer à Mont-Notre-Dame. L'ordre
est arrivé dans la nuit, et l'on ne m'a pas réveillé car
l'Etat-Major, par hasard, ne prend que le cinquième train en compagnie
de l'échelon de combat de la colonne de ravitaillement - on appelle ainsi
les douze fourgons ou chariots de munitions - On a donc le temps, d'autant plus
que le commandant Raynaud, qui revient de la gare, nous annonce un embouteillage
formidable et un retard de 8 heures.
Les vivres d'embarquement et de voyage
ont été distribués et nous attendons toujours. Nous cantonnons
cette nuit encore à Sarcy et ce n'est que le mercredi 15 mai à 14
heures que nous partons vers la gare de Mont-Notre-Dame, à 10 kilomètres
à l'ouest de Fismes. L'étape se fait sans heurts ni difficultés
d'aucune sorte. Il y a une alerte après que nous avons dépassé
Fismes, et nous entendons la chute de bombes, en même temps que des tirs
de D.C.A.
Toujours guidé par les jalonneurs, j'arrive, en tête
de ma colonne à la gare d'embarquement, à 19 heures. C'est là
une pagaye indescriptible. Les voies de chemin de fer, occupées par plusieurs
files de trains, sont noires de soldats, permissionnaires rentrants, qui ont abandonné
leurs wagons et errent dans le village "à la recherche de pinard".
Je ne rencontre personne qui ne puisse me donner d'ordres ou d'indications. La
colonne de ravitaillement qui doit partir par le quatrième train est dans
la cour de la gare, à l'attendre.
Je fais placer les voitures de l'Etat-Major
sous les arbres. L'échelon de combat est resté dans une partie boisée
de la route, à 1500 mètres de la gare. Les hommes, fatigués
par l'étape, se couchent par terre, après avoir fait boire les chevaux
et rapidement mangé. Je vais me renseigner auprès du commissaire
de gare sur l'heure de l'embarquement, et j'apprends qu'il n'y aura probablement
pas de cinquième train pour mon groupe. On commence toutefois à
embarquer la colonne de ravitaillement. Je ne vois pas trace du commandant et
personne ne l'a vu. Je dois attendre des ordres.
Les trains recommencent à
circuler, mais la foule ne cesse pas, car Mont-Notre-Dame est rempli du personnel
des chemins de fer, évacué de Longuyon et de Longwy, depuis l'attaque
allemande. Après avoir dîné dans un petit restaurant, à
500 mètres de la gare, je vais me coucher sur la paille dans un des bâtiments
de la gare.
Le 16 mai, à 4 heures et demie du matin, alerte. Des bombardiers
passent assez haut, on entend des éclatements de bombes, du côté
de Fismes. On n'a pas de renseignements nous concernant directement. On appelle
Reims au téléphone. Les lignes sont coupées. La gare est
heureusement complètement déserte. Tous les trains en souffrance
sont partis au cours de la nuit. Sinon, quelle cible! Nous installons notre fusil-mitrailleur
pour tirer, au besoin, sur les avions volant bas, sous le commandement du maréchal
des logis R.
Vers 10 heures et demie, nouvelle alerte. Cette fois, il semble
que nous sommes visés. Je vois un pétard noir éclater près
de la gare - des camarades en ont vu deux - et peu de temps après, le sifflement
des bombes. C'est la première fois que je me trouve dans une situation
aussi angoissante. Je reste à plat ventre dans un fossé, avec quelques
employés de la gare et des voyageurs.
Le sifflement des bombes ne s'arrête
pas, et il semble que plus il dure plus elles s'approchent de nous. On est soulagé
quand on a entendu l'éclatement sourd et brisant, et que la terre a tremblé.
On reçoit là, pas loin, plusieurs chapelets de bombes. On perçoit
nettement que plusieurs n'éclatent pas. Elles sont tombées à
100 mètres de la gare, près d'un petit pont, de l'autre côté
de la colline que surmonte la superbe église de Mont-Notre-Dame. Mais les
lignes téléphoniques sont maintenant coupées en direction
de Paris.
On ne reçoit toujours pas d'ordres et il est impossible d'en
réclamer par téléphone. J'ai des vivres pour les hommes jusqu'à
ce soir, et après, il ne leur restera que deux jours de vivres de réserve
auxquels il ne faut pas toucher.
Afin de leur éviter tout accident,
je dirige mes hommes et voitures dans un petit bois, à 3 kilomètres
de là, près du village de Saint-Thibaud. Nous n'y risquons rien,
je pense, car les arbres sont assez touffus pour nous cacher aux vues aériennes.
La colonne de munitions reste en place. Je prends une bicyclette et je retourne
à la gare. Le commissaire de gare est parti en nous "laissant tomber".
Le lieutenant T. reste accroché au téléphone et ne cesse
d'appeler la régulation routière de Reims, mais sans succès.
Le commandant nous a laissés sans voiture de liaison, sans s'occuper de
ce que nous devenions. Il est parti, parait-il, du côté de Mourmelon.
Dimanche 4 Août - La Malgrange
J'ai écrit pas mal d'histoires
hier, assis sur l'herbe dans le Parc de la Malgrange, en attendant la visite que
tu m'as annoncée. Mais les g. ne sont pas venus, et j'attends toujours.
Tu as bien fait, je pense, de partir sans les attendre. Tu pourras mieux agir
auprès d'eux, et je regrette ta journée perdue à Nancy. Il
faut faire vite, tu le sais. J'ai toujours un peu le cafard.
Cependant, hier,
Madame Lyautey, la maréchale, qui habite aux environs, est venue ici apporter
deux sacs postaux remplis de colis et de lettres. Je reçois deux colis
que tu m'as envoyés, et ta carte du 27 juillet. Beaucoup de camarades qui
n'avaient jamais eu de nouvelles des leurs, ont soit une lettre, soit un colis.
Il y a pour eux de la joie qui se communique vite à tous. Sauf malheureusement
pour ceux dont les familles qui étaient dans le Nord, la Somme ou la Picardie,
ont été évacuées vers des lieux inconnus, et qui n'ont
pu être touchées.
Cette matinée est belle comme celle
d'hier. Je vais continuer à écrire mes histoires, quoique interrompu
par les nombreuses visites à la grille. On a, en effet, remplacé
les sentinelles par de nouvelles qui appliquent très strictement les consignes,
il faut les habituer à nous accorder les petites libertés que nous
avions prises peu à peu avec les autres.
Je continue mon récit
des événements de mai.
Jeudi 16, à midi, rien de nouveau.
A 13 heures, une touriste du groupe arrive avec le lieutenant Le Hénaff
et le Maréchal des Logis Korum. J'apprends que la colonne automobile, partie
de Sarcy le 14 au soir pour embarquer à (blanc), à 60 km de là,
était revenue par le train à Fismes, ce matin. Elle avait débarqué,
reçu le baptême du feu, - une bombe à 10 m de la voiture sanitaire,
mais de l'autre côté d'un mur - et s'était réfugiée
dans le chemin couvert conduisant à une ferme, à St Gilles, à
3 ou 4 km au de Fismes. Comme nous, le Lieutenant Le Hénaff était
sans ordres.
A Mont-Notre-Dame, les alertes se succèdent, fréquentes.
Le Lieutenant Trotel ne quitte pas le téléphone de la gare. Je décide
d'aller à Mourmelon, retrouver le commandant, avec la seule touriste disponible.
Je passe à Fismes, où je constate l'effet des bombes tombées
dans la rue principale, des devantures sont effondrées. Plus de carreaux
aux fenêtres. Il y a deux bombes non éclatées, qui ont pénétré
dans la chaussée. On les évite soigneusement.
On se dirige vers
Reims. La route est peu encombrée et les 30 kilomètres sont vite
parcourus. Je double un convoi de transport de ravitaillement. J'arrive dans Reims
qui est assez animé. Il y avait, parait-il, le Q.G. de la RAF, et les Anglais
semblent vouloir partir. Je m'engage sur la route de Châlons. Je longe la
voie de chemin de fer, où de longs trains, chargés de matériel
et de troupes, attendent les uns derrière les autres. Un peu plus loin,
juste au milieu de la route nationale, deux voitures qui se sont rencontrées,
face à face, et qui ont pris feu. Puis dans un champ, à gauche,
un avion français abattu.
Je commence à rencontrer des réfugiés,
avec de grandes voitures, chargées des objets les plus hétéroclites.
Dessus, des femmes et des enfants. Ils ne circulent pas sur les grandes routes,
mais les traversent, empruntant les chemins vicinaux pour se diriger vers le sud.
Je n'ai pas le temps de leur demander d'où ils viennent, ni où ils
vont.
Je m'engage sur la route de Suippes. J'arrive à une route militaire
qui doit me conduire à la gare de Mourmelon. Elle est interdite. Probablement
pour les civils. Pendant des kilomètres, on traverse la campagne plate
et déserte du grand camp. Puis soudain, à droite et à gauche,
sur le bord de la route, une douzaine d'avions de chasse français qui finissent
de brûler lentement. Le sol est couvert d'éclats de bombes et de
points de chute, très nombreux. Les bombes ont éclaté au
ras du sol. Sans faire de trous. Le souffle a détruit les lignes téléphoniques
et les fils pendent lamentablement. J'ai traversé la région des
fermes des Marquises, de Moscou, dont mon père m'avait parlé autrefois.
Tout est désert.
On approche de Mourmelon. Une sentinelle me laisse
passer. Je vais vers la gare. Le commissaire de gare me fait attendre, car il
renseigne d'autres officiers. Finalement, il me dit qu'il ne sait rien du 109e
R.A.L. Mais un lieutenant me signale qu'il en a aperçu quelques pièces,
du côté de Saint-Hilaire-le-Grand. Je vais y aller, lorsque l'alerte
retentit. Je descends dans l'abri de la gare. Les bombes tombent quelque part,
pas très loin. Je ressorts. Des morceaux de terre ont sauté juste
sur le toit de la voiture. Mais on ne signale aucun dégât.
Je
reprends la voiture, et en route. Je traverse Mourmelon-le-Petit. Je double une
colonne d'un groupe de 105 long, appartenant au régiment, et je file vers
le Nord. La route traverse la campagne plate et crayeuse qui conserve encore les
traces des tranchées de 1918. Soudain, je vois des voitures s'arrêter
et des réfugiés, le long de la route, se coucher dans les fossés.
J'ai compris. Je fais comme eux. Des bombardiers passent, poursuivis et encadrés
par les éclatements de la D.C.A.
Je repars vers Suippes, sans incident.
En passant à Saint-Hilaire, j'aperçois sur une voiture, le triangle
rouge sur fond blanc, insigne du groupe du 109e R.A.L. Enfin, je vais avoir des
renseignements. Mais on ne peut donner d'ordres pour le mouvement à faire.
Il est déjà 4 heures. Bref, j'apprends, par l'ordre du jour du 15
mai, que le groupe Raynaud, cantonnera le 16 à Servon-Melzicourt. En outre,
le commandant de S. sait que je trouverai à Châlons-sur-Marne, aux
bureaux de la Régulation Générale, des indications auprès
du Capitaine Dupont, officier du XXIe Corps d'Armée.
Pour y aller,
je vais rejoindre, à l'entrée de Suippes, la grande route nationale
qui va de Sedan à Châlons. Je rencontre alors quelques éléments
de la 8e Bie de notre groupe, qui vient d'être bombardée, sans pertes.
Elle a débarqué à Mourmelon ce matin et se dirige vers la
ferme des Wacques, où elle cantonnera. Je file sur Châlons. Quelques
barrages antichars, constitués par des canons de 75. La situation serait-elle
si grave ? On m'a bien parlé d'efforts ennemis sur Sedan, mais c'est une
grosse affaire, semble-t-il, de traverser la Meuse. Je suis arrêté
par un poste de police, qui fait stopper les fuyards en auto. Je n'ai pas d'ordre
de mission, mais j'explique mon affaire. Le capitaine me trouve une tête
sympathique, croit à mon histoire, et me laisse passer.
J'arrive à
Reims à 6 heures du soir. Une vraie débandade, des hommes de toutes
les armes, de tous les régiments circulent dans les rues. Je me perds et
tourne en rond. J'échoue au P.C. d'une division qui se trouve là.
On m'indique où je dois aller. J'ai du mal à y parvenir à
cause des rues interdites par l'incendie de l'Hôpital Militaire. Je trouve
finalement la Régulation Générale et j'y arrive au moment
où le capitaine Dupont allait partir.
J'explique notre cas, interrompu
par deux alertes, qui se succèdent à de courts intervalles. On constate
une erreur et je m'aperçois que quatre trains seulement ont été
commandés pour nous, alors qu'on en a envoyé un de trop ailleurs.
Il faudra faire mouvement par voie de terre, et au plus vite. Pour le ravitaillement,
il faudra passer par Reims où l'on trouvera à l'Intendance, tout
ce qu'il faut. Je demande de l'essence, on m'en donne.
Pendant que je suis
là, j'ai connaissance d'un télégramme expédié
du Ministère de la Guerre à la Régulation Générale:
il est question d'annuler la commande des trains nécessaires au transport
de certaines troupes; celles-ci, dit-on au téléphone, resteront
à la disposition du G.M.P.
Que craint-on pour Paris ? La situation
serait-elle si désespérée ? Ici, on parle de la prise de
Vouziers, de Rethel. C'est incroyable !
Il est huit heures. Je repars maintenant
vers mes hommes et les camarades qui doivent s'impatienter.
Je pense à
vous, je suis inquiet par ce que j'ai appris. Je te sais encore intransportable
et je voudrais te voir quitter la région de Paris. Je t'ai écris
chaque jour depuis mon arrivée au groupe, mais il est vraisemblable que
le courrier ne te parvient qu'avec difficulté. Je te fais part de mon inquiétude,
mais d'une façon assez voilée, car je n'ai pas de vaguemestre près
de moi, et la lettre partira par la poste civile.
Il me faut plus de deux
heures pour parvenir à destination. Je suis souvent arrêté
par des barrages où l'on me demande mes pièces d'identité.
Je suis pris dans des colonnes de réfugiés qui ne pensent qu'à
une seule chose : traverser la Marne, pour se trouver en sécurité.
Cette route, qui passe par Juvigny, Condé-sur-Marne, Mareuil, Dizy-Magenta,
Nanteuil Marfaux, traverse tous les chemins de moindre importance que suivent
les réfugiés. Plus loin, je croise une file ininterrompue de camions
de transport et autocars. Il y en a plus de mille. Ils marchent en ordre et je
ne suis pas retardé. Je traverse Sarcy, que j'ai quitté la veille.
Il fait nuit lorsque je passe à Fismes. Deux incendies, près de
la gare, éclairent le ciel. Décidément, l'on en veut à
Fismes. Probablement parce que c'est là le rassemblement des permissionnaires
de la région de l'Est et les journaux ont fixé les dates de leur
retour.
Il en résultera que tous nos hommes en permission le 10 mai
ne pourront pas rejoindre le groupe, et seront dirigés sur le dépôt
d'artillerie, au Mans, pour être affectés à d'autres formations.
Par contre, les officiers, alertés dès le 10, par la T.S.F. et les
journaux sont tous à leur poste. Le lieutenant Trotel n'est resté
qu'une journée chez lui, à Saint-Brieuc.
Je quitte la route
nationale de Fismes à Soissons, pour rejoindre Bazoges. Je suis arrêté
au passage à niveau par le chef de gare qui a peur des parachutistes. J'arrive
enfin à dix heures du soir. Deux plantons m'attendent. Tout le monde n'est
plus là.
Pendant mon absence, il s'est passé des choses extraordinaires
: un groupe d'une soixantaine d'avions, bombardiers et chasseurs, est passé
au-dessus de la région. Et les bombes ont commencé à tomber
Plus de cent ! Il en est tombé sur le village de Saint-Thibaud, qui a été
à moitié détruit, et tout autour de mes hommes que j'avais
placés heureusement dans un chemin creux. Il n'y a que quatre chevaux blessés.
Tous se sont réfugiés, dans la forêt de Dole, plus à
l'écart de la voie de chemin de fer. La route a été complètement
détruite par les bombes. Avec la voiture, je passe à travers champs,
et j'arrive auprès de mes camarades.
J'apprends que le lieutenant Trotel
est allé à Reims avec la voiture. Il en a rapporté un sérieux
ravitaillement de l'Intendance, qui est sur le point de partir, et qui doit mettre
le feu à tous les entrepôts, pour ne rien laisser aux Allemands.
Il y est retourné afin d'y recevoir des ordres précis. Donc tout
est parfait : je mange un sandwich et je me couche sous un fourgon.
Voilà
où nous en étions, le 16 mai au soir. A environ 110 kilomètres
de Paris, et à 200 kilomètres de notre zone de combat.
Je ne
me rappelle plus quelle a été exactement, à ce moment, l'impression
que la guerre et les événements faisaient sur moi, tellement j'étais
abruti par la fatigue. J'étais à la fois inquiet par la responsabilité
qui pesait sur moi, et satisfait de ma journée.
A 1 heure du matin,
on me réveille. Nous partons.
Lundi 5 Août - La Malgrange
La journée commence, splendide comme celle d'hier.
Réveil à 7 h.½, toilette, petit déjeuner à
8 h.½ et appel à 9 heures, rassemblés devant le collège.
J'apprends par l'aide postier qu'une jeune femme est venue me demander à
la grille du parc, mais elle est repartie aussitôt qu'elle a su qu'elle
ne pourrait pas entrer : je pense qu'il s'agit de Madame L., car elle est venue
en bicyclette. Je me mets à l'entrée, à la grille du parc.
Je pense à vous, dont je n'ai pas encore de nouvelles, et j'espère
que vous faites ce qui a été convenu. Je lis dans "l'Echo de
Nancy" imprimé par les Allemands, que l'on a libéré
médecins et spécialistes. Ce n'est, hélas, pas chez nous.
Seul un lieutenant, né en Alsace et habitant Nancy, a été
relâché avant-hier.
Je vais continuer l'histoire de mes déplacements,
du 17 mai au 21 juin, car je tiens à conserver le souvenir de cette campagne
qui, si elle n'a pas été glorieuse, présente néanmoins
des aspects que je ne veux pas oublier.
Donc, réveil le 17 mai, à
une heure du matin, au bout d'une heure et demie de sommeil. Le lieutenant Trotel,
de retour de Reims, rapporte l'ordre du départ. A deux heures, nous sommes
en route. Nous voulons profiter au maximum de la nuit, pour ne pas servir de cible
aux avions. Nous passons par Chéry-Chartreuve, Dravegny, Cohan. Il fait
jour depuis peu lorsque nous passons à l'Abbaye de Notre-Dame d'Igny. Le
site est splendide, et nous regrettons d'être forcés, par une si
belle nature, de faire la guerre et de démolir de si belles choses. Nous
atteignons la touriste des jalonneurs où tous dorment. Ils repartent rapidement
en avant, surpris de notre allure rapide. L'Etat-Major, avec ses chevaux "d'active"
et ses voitures légères, gagne bien un demi-kilomètre dans
l'heure, et cela sans difficultés. Nos chevaux sont plus résistants
que les chevaux de réquisition des batteries, et nous avons su la conserver
au complet pendant l'hiver.
Je fais une halte avant de sortir des bois et
d'atteindre Lagery. On rencontre à nouveau des réfugiés.
Ils se dirigent vers Dormans, pour passer la Marne. Des femmes à pied,
des enfants sur les bras, de pauvres vieilles gens, tristes et abattues, passent
au milieu de fourragères traînées par de splendides chevaux
et conduites par des jeunes gens ou des vieux paysans. Ceux-ci arrivent de Belgique
et du Luxembourg. D'autres viennent de la région de Givet.
J'arrive,
toujours en tête de ma colonne et à cheval, à Lhéry,
puis à Coëng, où la route est assez embouteillée. Comme
Sarcy, où nous avions l'intention d'aller, est encore occupée par
des camions autos, on s'arrête à Poilly, pour y rester jusqu'au soir.
J'en profite pour me laver, me raser, ce que je n'avais pas fait depuis mon départ
de Paris. On déjeune dans une villa de Poilly que ses habitants viennent
d'abandonner, et où des réfugiés se sont rassemblés.
Je vais ensuite me coucher pour quelques heures.
A 19 heures, dîner,
et à 21 heures 30, on se prépare à repartir. L'étape,
jusqu'à Versy, sera dure. La colonne automobile du groupe nous passe, et
à 22 heures, comme prévu, nous nous mettons en route, par Sarcy,
Chaumuzy, Marfaux, Pourcy-Presle. Il pleut, il fait froid et humide dans cette
région boisée. Pour ne pas m'endormir à cheval, je fais une
partie de la route à pied. Cela réchauffe. Nous sommes au petit
jour à Sermiers. Je suis passé en tête de colonne avec mes
voitures, car l'échelon de combat, qui traîne dans les côtes,
nous retarde. Nous longeons maintenant la forêt de la montagne de Reims.
Les routes sont étroites et sinueuses. Les villages sont très jolis
et richement entretenus. Les vignes de Champagne s'étendent sur notre gauche,
à perte de vue. On traverse Villers-Allerand, Rilly, Chigny-les-Roses,
Ludes.
Nous rencontrons des éléments de troupes, infanterie,
génie, qui ont perdu leur régiment ou leur unité. Cela me
donne une mauvaise impression, ces fuyards
Les jalonneurs du groupe, sous
le commandement du lieutenant Mathieu, me guident vers Craon de Ludes. On cantonnera
là jusqu'au soir; les chevaux et voitures dans les bois, les hommes dans
une ferme.
Il est huit heures du matin. Je bois un bol de café. Beaucoup
de réfugiés, quittant Reims, passent, pour aller à Louvois
et Mareuil. Nous dormons. Quelques tranches de pain à des affamés,
le docteur Hansen évacue jusqu'à Epernay quelques femmes et enfants
malades. Le lieutenant Trotel revient ayant accouché une femme sur le bord
de la route et l'ayant fait conduire à l'hôpital le plus proche,
à Louvois. Je me couche et dors sur la paille pendant deux heures. Je t'écris
un mot. L'as-tu reçu ?
Le vétérinaire trouve que les
chevaux sont très fatigués, et qu'ils ne pourront faire que 25 kilomètres
par jour. J'estime qu'il faut repartir ce soir et faire vite, car on a besoin
de nous. Dans cet après-midi du 17, les lieutenants Trotel et Le Hénaff
partent en auto, afin de retrouver le commandant. Ils reviennent vers 6 heures,
le soir, avec l'ordre suivant du colonel, qu'ils ont seul rencontré: "Les
lieutenants Marcus, Mathieu, Trotel, rejoindront leur groupe, à Boult-aux-Bois,
avec la colonie auto. Les lieutenants Le Hénaff et Guet, avec le vétérinaire
Bellec, atteindront en deux étapes, avec la colonne hippomobile, Servon-Melzicourt."
Cette fois, c'est précis, et cela correspond bien à ce que je pensais.
On n'a pas de temps à perdre. Nous dînons rapidement, et à
19 heures 30, nous partons. Nous roulons lentement, à cause des camions
qui nous suivent, et des colonnes nombreuses qui sont sur les routes. On ne voit
plus de soldats fuyards, mais des troupes qui montent vers le nord. C'est réconfortant.
Nous passons par Vernezay, Versy, empruntons sur un kilomètre la grande
route, puis c'est Thuisy et la route de Suippes. On passe devant la Ferme de Moscou
où un avion français achève de brûler ; la ferme de
l'Espérance, déserte; Saint-Hilaire-le-Grand; Suippes. Sur la grande
place, des camions calcinés, des maisons détruites. A Somme-Tourbe,
on prend la direction de Ville-sur-Tourbe. Il fait nuit, et l'on avance lentement,
sans lumières. On n'est éclairé que par le clair de lune
et c'est pénible d'éviter à chaque instant les convois qui
circulent sur la même route. Nous sommes à Servon entre minuit et
1 heure du matin. Nous couchons dans la touriste, les 3 officiers et le chauffeur.
Les camions sont cachés sous les arbres.
Le 18 au matin, après
avoir bu un bol de café au lait chez les habitants qui sont restés
là, les voitures repartent. Par Condé-les-Autry, où se trouve
le P.C. du colonel, et où je rencontre mon chef technique, le lieutenant
D., on gagne Senuc, Termes. Toute la partie gauche du village de Termes est détruite
et incendiée. Nous ne sommes qu'à 4 kilomètres de Grandpré,
où nous avions débarqué, en Septembre dernier. On attrape
la route de Vouziers à Buzancy, en passant par Beaurepaire, Longwé;
enfin c'est la Croix-aux-Bois, et Boult-aux-Bois.
Le P.C. du 3e groupe se
trouve dans un petit chemin qui part de l'entrée du village et qui monte
vers la forêt de Boult. La 7e Bie se trouve installée le long de
ce chemin. Elle a déjà tiré. La 8e Bie s'installe le long
de la route qui conduit à Belleville. La 9e Bie n'est pas encore arrivée.
Le commandant Raynaud est heureux de nous retrouver. On va s'organiser sur cette
position. Je me mets au courant des liaisons téléphoniques et radios.
Je les fais compléter rapidement, en attendant mes propres téléphonistes
et radios qui arriveront par la route. Le personnel de la 7e Bie, en attendant,
fait très bien son travail.
J'apprends que le 1er groupe du 109e R.A.L.
(canon de 105 Long, modèle 1913) et le 3e groupe forment un groupement
sous les ordres du commandant Raynaud. Le secteur est calme. L'ennemi a été
arrêté par le G.R.C.A. qui est épatant, comme toutes les troupes
de ce genre. Il tient un front considérable, avec l'aide d'un peu d'artillerie,
le long du canal des Ardennes. Mais il parait que tout le monde n'a pas fait son
devoir. Lorsque le colonel est allé faire sa reconnaissance, il a manqué
d'être fait prisonnier, il n'y avait personne devant lui. Notre chef d'escadron
n'en menait pas large, parait-il ! Des unités entières ont fui,
abandonnant armes et bagages. On retrouve des mousquetons splendides, du dernier
modèle, des mitrailleuses avec toutes leurs munitions. Des sacs d'hommes,
le long des routes, dans les bois.
Je vais dans le village. C'est là
que j'ai commencé à voir le pillage épouvantable de toutes
les maisons. Les Allemands, avec quelques bombes, n'avaient détruit ou
incendié que deux maisons. Mais les pillards ont causé beaucoup
plus de dégâts. Partout les lits et les armoires sont ouverts, le
linge traîne par terre. Les ustensiles les plus divers sont répandus
sur le sol. Les animaux des basses-cours circulent librement dans la nature ou
bien sont abandonnés, morts, dans les chemins voisins.
La Coopérative
a été évidemment pillée. On ne peut pas décrire
tout cela, mais je t'assure que le souvenir m'en restera longtemps. Je pense qu'il
se peut que les habitants voient un jour ce qu'ont fait les Français, chez
eux ! Je ne crois pas que nous reculerons, maintenant que l'attaque a cessé.
Nous sommes au 18 mai. Les Allemands n'ont pris ni Vouziers, ni Rethel. Ils sont
contenus partout. Le seul mouvement a lieu dans le nord. On n'a que peu de détails.
Le P.C. est installé dans le bas d'un grand talus de cinq mètres
de haut, à l'entrée d'un petit bois. On peut se déplacer
sans être vu de l'ennemi et l'on est à l'abri de ses coups. On creuse
des tranchées de façon à pouvoir y dormir. On trouve des
tôles ondulées, que l'on met par-dessus. Nous dormirons à
quatre, dans cet abri léger, de 1m30 de large sur 3m50 de long. Si je mets
: nous dormirons, c'est une façon de parler, car à partir de ce
jour, jusqu'au dernier, le commandant ne nous laissera plus dormir. En effet,
la garde de nuit est assurée par chacun des lieutenants adjoints et l'adjudant-chef,
à raison de deux heures consécutives par nuit. Mais à part
cela, je suis réveillé chaque fois que l'on reçoit un télégramme
par radio - et la radio fonctionne presque constamment à cause des bombardements
qui coupent les fils - télégramme qu'il faudra déchiffrer
et auquel il faudra répondre, en chiffré et surchiffré. Ensuite
il faudra passer des ordres au groupe voisin et aux batteries. De plus, chaque
fois qu'il se réveille, le chef demande que l'on téléphone
à tout le monde, pour savoir si les fils sont coupés. Dès
qu'un message arrive, avant même que je l'ai déchiffré, il
fait réveiller les commandants de batterie pour que les pièces soient
prêtes à tirer ! Mais comme le télégramme a été
envoyé par un em
qui opère de la même façon,
il n'est pas urgent. Le commandant se rendort en ronflant à un point tel
qu'il me faut une heure pour me rendormir. A 6 heures, il se lève et exige
que tous soient aussi debout, sans songer que personne n'a passé une nuit
convenable, sauf lui.
Nous conservons cette position pendant une semaine,
du 18 au 26 mai.
La 9e Batterie, pour laquelle une position ridicule avait
été prévue, est montée cependant. C'est celle qui
subira le plus de tirs de l'ennemi. Heureusement, ses pertes importantes se limitent
à des chevaux. Par contre, la 8e Bie a le premier tué du groupe.
Les Allemands qui ont attaqué, ont réussi à être maîtres
des hauteurs de Stone. L'avance est peu importante, mais de là, ils peuvent
observer et régler leurs tirs. Une saucisse en outre leur facilite le travail,
et à plusieurs reprises, nos batteries sont encadrées par les obus.
Ils tirent par rafales rapides de 8, 12 coups. Les coups ne tombent pas loin du
P.C., courts ou bien à droite. Chaque fois on est surpris par le sifflement
des arrivées et les éclatements qui se succèdent à
cadence aussi rapide.
Il devient impossible de maintenir les lignes téléphoniques,
même avec mes hommes qui ont rejoint et ont doublé les lignes installées.
Le central à 18 directions a été installé près
du P.C. Un matin, sur 15 lignes installées, il y en a 13 de coupées,
et la nuit a pourtant été calme !
Les hommes sont harassés
par le travail de réparation. Par endroits, les fils ont été
volatilisés et il faut les remplacer complètement. C'est du côté
de l'observatoire que les dégâts sont les plus grands.
L'activité
du secteur est toujours très réduite. On voit peu d'avions en l'air
: bombardiers allemands et Messerschmitts. De notre côté, les "Curtin"
lorsqu'ils sont là, font une chasse efficace. Un après-midi, au
cours d'un beau combat, dont nous ne comprenons que difficilement les péripéties,
un bombardier allemand tombe en flammes en direction de Grandpré, et deux
avions de chasse sont obligés d'atterrir dans nos lignes. L'un est en flammes,
l'autre intact. Les aviateurs, vus de notre observatoire, tentent de s'échapper.
Mais le plus désagréable, c'est la présence d'un avion d'observation
ennemi, qui jouera, lui ou ses frères, un rôle important dans la
bataille. Il ne va pas très vite - ce qui est nécessaire pour observer
- mais dès qu'il est attaqué, il file à grande vitesse. Il
parait blindé, car il ne peut être descendu par les mitrailleuses
qui tirent de tous côtés, à son approche. Aux prises avec
plusieurs "Curtin" il réussit chaque fois à retourner
intact dans ses lignes. Le bruit caractéristique de son moteur, que l'on
reconnaît parmi tous, l'a fait surnommer "Pétrolette".
Nous apprenons les mauvaises nouvelles du front Nord. La percée semble
se réaliser en direction d'Amiens et c'est l'héroïque défense
de Dunkerque.
Les jours passent sans qu'il n'y ait rien de changé de
notre côté. On apprend qu'une pièce du 1er groupe a éclaté,
faisant deux blessés graves. C'est une histoire de fusées défectueuses.
Les meutes voisines sont contentes de notre appui. Mais nous attendons toujours
une contre-attaque de nos troupes, le long de la Meuse, de façon à
arrêter l'avance des Allemands dans le nord et sur la Somme. Ce qui nous
le fait penser, c'est le passage continuel, sans arrêt, chaque nuit, de
chars de combats, en direction de Buzancy.
Nous avons une ou deux journées
de pluies. Nous en sommes heureux et nous espérons que cela va continuer.
Nous pressentons la supériorité de l'aviation allemande, qui ne
pourra pas sortir et nous gêner.
Je reçois vos bonnes nouvelles
et j'apprends vos préparatifs de départ pour Biarritz. J'en suis
très rassuré, quoique je trouve que pour toi, le voyage en voiture
est une imprudence. Je suis surpris que Viviane ait du mal à partir, mais
je pense que cela s'arrangera vite.
Mardi 6 Août - La Malgrange
Hier, une jeune femme de l'U.F.F., que j'avais d'abord
confondue avec l'Entraide des Femmes Françaises, est venue au camp prévenir
qu'elle passerait dans quelques jours, prendre des lettres. Elle a réussi
à emporter des cartes de bien des officiers.
Aujourd'hui nous avons
touché notre solde : 22 R.M. pour juin et 81 R.M. pour juillet, soit plus
de deux mille francs. J'attends toujours de vos nouvelles. J'espère que
tu ne perds pas de temps et que tu fais le nécessaire.
Mercredi
7 Août - La Malgrange
Je t'ai écris que nous étions
restés à Boult-aux-Bois une semaine environ. Cela avait suffi pour
connaître les habitudes des artilleurs d'en face, et de prendre les précautions
nécessaires : ne pas se faire voir de leurs observatoires, et éviter
de circuler au carrefour dès la tombée de la nuit. Tous les soirs,
à partir de 10 heures, leurs tirs de harcèlement et d'interdiction
commençaient. Aussi, quand on reçut l'ordre de partir le 26 mai
à 9 heures du soir, je me hâtais de faire mettre une colonne en route.
Je t'assure que j'ai eu beaucoup de mal à les faire aller vite, mes lourdauds
de paysans. Il y avait parmi eux des fainéants, et le maréchal des
logis, au lieu de les entraîner, me mettait des bâtons dans les roues.
Mais ils étaient tous très fatigués. Ce n'est qu'à
10 heures moins le quart que nous démarrons. La colonne est à peine
sortie du village que le bombardement commence. J'ai eu chaud !
Je marche
à pied, l'étape sera courte : une douzaine de kilomètres.
Au bout de peu de temps, j'aperçois Belleville en flammes, derrière
nous. Sur la route, profitant de l'obscurité, des convois de troupes qui
vont au repos, des chars de combat qui circulent dans les deux sens. Il faut faire
attention. Vers une heure du matin, le 27 mai, on passe à Bar-les-Buzancy,
et peu après, on entre dans Buzancy. Je suis guidé par le Maréchal
des Logis Guéron, vers le P.C. qui est à deux kilomètres
plus au nord. On tourne à gauche, dans Buzancy même, près
d'une auto incendiée.
Ainsi qu'il en sera chaque fois que j'arriverai
dans une position, je ne reçois pas d'ordre précis sur ce que je
dois faire. Le commandant est parti en auto avec officiers ou sous-officiers,
sur les nouveaux emplacements du groupe, mais jamais à mon arrivée
avec la colonne, fatigué comme les hommes, par la marche ou les difficultés
rencontrées en cours de route, on ne me dira : "Installez-vous ici
- Mettez les chevaux là ! ". J'arrive au milieu de la nuit, il pleut.
On décharge les voitures dans un champ, et ensuite, on place tout dans
un petit bois de sapins, épais et touffu. Je tombe de sommeil. Le commandant
veut installer tout de suite les lignes téléphoniques et le central.
J'attends le jour, et je fais alors commencer le travail. On a dormi deux heures.
Peu de temps après, tout fonctionne, avant même que les batteries
puissent tirer. Si cela est nécessaire, je ferai doubler les lignes ultérieurement.
Le commandant se fait installer un abri, mais instruit par l'expérience,
je me promets bien de ne pas rester avec lui. J'installe ma toile de tente, et
pendant deux nuits, je couche dessous. Pendant ce temps, mon ordonnance et un
téléphoniste me font un abri très acceptable, dans un talus
de 2 mètres de haut, mais à distance suffisante pour pouvoir dormir
tranquillement, hors de portée des ronflements du commandant. Tous en font
autant. Je partage mon abri avec le Lieutenant Trotel, qui évite comme
moi, le commandant Raynaud.
C'est pendant ces jours de combat qu'il se montre
sous son véritable aspect. Il dirige toujours le groupement formé
par le I/109 et le III/109 auquel sera adjoint peu après notre arrivée,
le I/182 groupe de 155 long G.P.F., de Vincennes, artillerie plus moderne que
la notre, et motorisée. Il a alors le commandement d'un colonel, mais il
se conduit comme un commandant de batterie - que dis-je - comme un adjudant !
Il ne sera jamais capable, comme bien d'autres officiers d'active, de diriger
les tirs d'ensemble des groupes, et tous les principes appris à l'Ecole
sont bafoués ! Les punitions ne nous manquent pas, et les groupes sont
approvisionnés à tel point que cela devient dangereux. Pour un motif
insignifiant, il appelle au téléphone les commandants de batterie,
alors qu'il suffirait de passer un message. Nos canons, il semble l'oublier, ne
se mettent pas tout seul en direction, mais il faudrait que les coups partent
aussitôt que l'ordre a été donné ! Il se met en colère,
rappelle les officiers au téléphone alors qu'ils sont en train de
commander les tirs demandés, hurle et devient incompréhensible.
Au bout du fil, on n'a rien compris, et il est obligé de répéter,
sur un autre ton, et en perdant du temps.
Avec l'observatoire, placé
au sud de Vaux-en-Diolet, et qui aura sa ligne souvent coupée, c'est autre
chose ! Il exige que les observateurs annoncent plus qu'ils ne peuvent voir :
dire par exemple, que les coups tombent à 100 mètres du but, à
une distance de plus de 7000 mètres ! Il en résulte nécessairement
des conclusions idiotes, dans la conduite du tir, et il s'en prend aux observateurs
! On a cependant de beaux succès, tellement on tire ! La Besace a reçu
plus de 2000 obus de gros calibres. La route de la Besace à Raucourt est
sous notre feu, et les transports importants qui l'empruntent, subissent nos tirs
jours et nuits. L'observatoire voit assez bien ce qui s'y passe et signale souvent
des destructions. La ferme de la Thibaudine, prise à partie par le groupe
de 155 G.P.F., au cours d'une nuit, laisse voir, au petit jour, un fort rassemblement
de chars ennemis. On réussit à en faire sauter plusieurs. Les autres
se réfugient dans un bois voisin, où ils sont encore sonnés,
et le nombre des rescapés qui en sortent est de plus en plus réduit.
Au début de notre installation sur cette position,
on a été
très peu marmité. Mais aussitôt que nos pièces commencent
à tirer, le S.R.A. ennemi fonctionne et la Pétrolette vient rechercher
les batteries, au-dessus de nous. On évite de se faire voir et de tirer
quand elle est là. On alerte souvent la chasse. Elle ne vient pas ou bien
elle arrive trop tard. Certains jours notre D.C.A. fonctionne bien. D'autres jours,
elle est inexistante.
On apprend peu à peu les succès allemands
sur la Somme, en Picardie, et je suis bien content de vous savoir à Biarritz.
Le courrier continue à bien fonctionner et j'ai tes nouvelles 3 jours après
que tu m'as écrit. J'ai aussi de bonnes nouvelles de mon frère jusqu'au
7 juin, date de sa dernière lettre.
Nous creusons des abris profonds,
sous 4 mètres de terre et de roc tendre, mais nous couchons dans nos trous
qui nous mettent à l'abri des éclats, non du coup au but. On se
fie à la chance.
Nous tirons très souvent, soit à la
demande de la division, soit à celle de l'Artillerie lourde du Q.A., soit
encore à la demande de l'Observatoire. J'ai fait doubler toutes les lignes
téléphoniques et nos transmissions donnent entière satisfaction.
La riposte à nos tirs se fait un matin. La 7e Bie est sérieusement
encadrée. Le central téléphonique de la batterie est démoli
par le souffle d'un obus de 15 cm, tombé à une quinzaine de mètres.
On le repérera rapidement à Buzancy, grâce au Lieutenant Weiller,
de l'A.L.C.A.. Mais il ne semble pas que l'ennemi soit sûr de son tir, car
après 2 ou 3 salves, il s'arrête. Le tir est rapide, et la dizaine
d'obus tombe dans un temps si court que les gens, surpris, n'ont pas le temps
de s'abriter. Peu de temps après, la 7e Batterie a des blessés graves
et légers.
Des obus tombent sur Bar, faisant quelques blessés
parmi le personnel de la colonne de ravitaillement.
On prend l'habitude de
recevoir des ordres de tir vers 9 heures du soir, et alors de 10 heures à
3 heures du matin, on tire lentement, de façon à gêner ou
interdire les routes et toute circulation aux Allemands. Les hommes dorment peu.
Les téléphonistes partent sans arrêt sur les lignes pour rétablir
les liaisons rompues. La ligne de l'observatoire, très longue, est souvent
hors d'état. Je la fais également doubler et entretenir par les
téléphonistes de la 7e Batterie. Malgré cela, la liaison
par le fil ne sera pas toujours assurée.
Un matin, le 5 ou 6 juin,
je suis réveillé par des éclatements d'obus qui me paraissent
très près. Les éclats sautent dans les branches et retombent
sur la tôle de mon abri.
Le 8 au matin, de très bonne heure,
le sol vibre sous une canonnade éloignée et me réveille.
Il semble y avoir quelque part un tir d'arrêt, mais c'est ininterrompu.
Des obus tombent de notre côté. Je profite d'une accalmie pour me
mettre dans l'abri profond. Mais ce n'est pas pour nous. Le reste de la journée
se passe comme d'habitude, avec une activité moyenne. On apprend qu'il
y a eu dans notre secteur, une attaque ennemie, qui n'a pas donné de conséquences
appréciables.
Je travaille pendant deux demi-journées avec l'avion
de reconnaissance du C.A., un Potez 63. Les renseignements obtenus, non exploités
immédiatement ne servent à rien. Dans le même ordre d'idées,
la section S.O.M., exécute quelques réglages par coups fusants hauts:
Aucun profit n'en est tiré. Les batteries se plaignent, au contraire, de
se faire repérer par ces réglages.
On m'appelle, un matin, pour
me montrer où sont tombés les obus, lors de notre marmitage. Les
trous sont cachés par des petits buissons. Ils sont quand même à
10 mètres au plus de mon abri. Comme calibre, du 105. On me donne un nouvel
appareil radio, avec une splendide antenne verticale. On ne s'en servira pas,
car deux jours après, le Potez 63 est descendu en flammes par la chasse
allemande. Le personnel est plus ou moins blessé suivant qu'il a sauté
assez vite ou non en parachute.
On apprend que les Allemands sont à
Rouen et arrivent à Forges-les-Eaux. Je pense que c'est fini s'ils traversent
la Seine. Mais que fait-on ? Qu'attend-on pour attaquer par ici ? De notre côté
le front tient très bien. Une attaque locale a permis de faire 200 prisonniers.
Nous recevons des circulaires, constamment, pour nous indiquer ce qu'il faut faire
en cas d'attaque par chars ou par avions volant bas. Cela en devient une maladie.
Je distribue dans les batteries les fusées d'alerte. On distribue des balles
perforantes au lieu de balles ordinaires. Les ordres répètent chaque
jour qu'il ne faut pas reculer. De notre côté, cela a l'air de tenir
et l'on n'a pas l'impression de voir bientôt les Allemands attaquer par
ici. Pendant les 15 jours de notre stationnement au nord de Buzancy, nous n'avons
pas vu d'officiers supérieurs sur notre position. Ils ne passaient d'ordres
que par téléphone. L'A.L.C.A. avait un splendide abri bétonné
à Buzancy, et le C.A. était plus loin, vers Grandpré.
Pour ma part, j'ai eu beaucoup moins à souffrir du commandant que les camarades.
Mes transmissions fonctionnaient bien. J'avais sous mes ordres les officiers de
Transmissions du I/109 et du I/182 . Cela me donnait du travail, et mon personnel,
renforcé par des éléments de la B.H.R., n'arrêtait
pas. Le central téléphonique donnait plus de 400 communications
par jour.
Par contre, les autres officiers de l'Etat-Major du groupe n'avaient
pas le même sort. Le lieutenant Le Hénaff, en liaison avec la division,
partait par n'importe quel "temps", et surtout lorsque, par suite de
bombardements, les lignes étaient coupées. Il ne s'est jamais fait
prier pour partir dès qu'il en avait reçu l'ordre, même lorsque
routes et carrefours étaient sonnés. Le lieutenant observateur Mathieu
a été certainement le plus exposé d'entre nous. Il allait
chaque matin et revenait chaque soir de l'observatoire, afin de faire son rapport
écrit. Il était aidé par une excellente équipe, qui
n'avait pas froid aux yeux.
L'orienteur Trotel a eu, de nous tous, le plus
à souffrir des cris plus ou moins polis, du commandant. Chargé d'établir
la topographie de chaque position de groupe, il en avait assez vite terminé
l'exécution. Il avait alors la charge du P.C.T. ou poste de commandant
de tir. Il devait prendre note de tous les tirs et faire les calculs correspondant
à chaque batterie. Dès qu'on signalait un objectif possible, par
exemple une batterie ennemie, vue par l'observatoire ou vue par avion, il avait
à faire les calculs de distance et de direction pour chacune des trois
batteries. Tout cela en double avec les commandants de ces batteries. Etait-ce
bien utile ? Le commandant Raynaud l'appelait à chaque instant, le dérangeant
du travail commencé, pour lui réclamer le travail délaissé.
Il faisait preuve d'une patience que je n'aurais pas eue, à sa place, alors
que l'impartialité du commandant était évidente. Un jour,
mes téléphonistes ont entendu appeler "Trotel !" plus
de cinquante fois. Cela devenait une obsession. Et pourtant, c'était un
excellent technicien. Le meilleur d'entre nous. Dès qu'il avait donné
des ordres à chacun d'entre nous, le commandant se couchait au pied des
téléphones, gênant tout le monde, et se mettait à ronfler.
Bref, malgré sa "grande gueule", ou plutôt à cause
de cela, le commandant n'a jamais été un chef. Tout juste bon à
être un adjudant. Ses trente ans de métier, dont il se vantait si
souvent, n'étaient pas une référence. Pour nous, c'était
une tare.
Tout ce que j'ai pu écrire sur lui n'est qu'une infime fraction
de ce que j'aurais pu entasser comme histoires, si je l'avais fait au jour le
jour, et aujourd'hui encore, il y a dans sa conduite, bien des reproches à
lui adresser. Je t'en reparlerai plus tard.
Jeudi 8
Août - La Malgrange
Je t'ai fait partir ce matin une lettre. Puisses-tu
la recevoir vite ! Tu verrais combien je m'inquiète de ne pas avoir de
vos nouvelles, ni d'apprendre l'heureux résultat de vos démarches.
Il importe tellement d'aboutir vite ! Nous pouvons d'un jour à l'autre
être transportés dans un camp, en Alsace ou en Allemagne. En plus
des risques, ce qui ne nous fait pas tellement peur, d'être bombardés
par les Anglais, il nous sera beaucoup plus difficile de vivre comme nous le faisons
ici, et d'envoyer de nos nouvelles. Combien de temps resterais-tu sans rien savoir
de moi ? Je pensais bien que tout aurait été beaucoup plus vite
fait !
Je vais maintenant continuer l'histoire de notre retraite, à
partir du 10 juin. Le dimanche matin 9 juin, on reçoit l'ordre de tirer
1200 coups par batterie sur les objectifs habituels. Ce n'est pas une petite affaire
que de tirer autant de projectiles ! Chaque coup complet : obus, avec fusée,
charge, pèse environ 75 kilos. C'est donc 90 000 kilos à transporter
des dépôts jusqu'aux pièces. Les servants ont déjà
tiré toute la nuit. Il faut augmenter la cadence et arroser constamment
les tubes pour éviter qu'ils ne soient trop chauds. Ce jour-là,
on tire même quand la Pétrolette passe au-dessus des positions. On
tire même quand la 8e Batterie a la moitié de ses gargousses en flammes,
un obus étant tombé dessus; la 7e Batterie des servants blessés
dans les abris de tirs. Seule la 9e Batterie, placée en pleine nature,
sans être très camouflée et que je craignais de voir contrebattue,
est épargnée. Comme elle est éloignée de tout point
de repère, lisière de bois, route ou carrefour, il est difficile
aux Allemands de la situer exactement et de régler sur elle. Dans le cours
de la journée, deux ou trois pièces avaient été endommagées,
soit par le tir, soit par des éclats. On faisait le nécessaire pour
les réparer sur place.
On tire pendant toute la journée du 9,
pendant la nuit du 9 au 10, on tire dans la matinée et la journée
du 10 juin.
Vers 3 heures de l'après-midi, le commandant est appelé
au P.C. du colonel qui commande l'Artillerie du Corps d'Armée. Je reste
seul à commander les 3 groupes et à assurer tous les tirs demandés
par la division d'infanterie ou l'artillerie divisionnaire. Les pièces
tirent sans arrêt ! On ne fait plus attention aux cadences maxima réglementées
par l'I.G.T.
Vers 5 heures, je reçois par téléphone l'ordre
de commander le mouvement de groupe. Il faut prévenir les commandants de
batterie et l'observatoire que le mouvement a lieu à 21 heures. En attendant,
il faut tirer sans arrêt. Il faut faire charger les chariots de parc à
60 coups par batterie, emporter les fusées, laisser le moins possible d'obus
sur le terrain. Il faut être sortis de batterie et avoir relevé les
lignes téléphoniques pour l'heure fixée. Je convoque les
commandants de batterie pour leur indiquer l'itinéraire. Mais, comme toujours,
il faudrait tirer jusqu'à 9 heures, et à 9 heures et une minute
être sur la route en colonne de marche. Il en a toujours été
ainsi, et aucun chef n'a jamais voulu prendre la responsabilité de ce qui
se passe dans le temps nécessaire à la sortie de batterie. Et l'on
n'ignore pas que nos canons ne sont pas faciles à manier.
L'observatoire
est prévenu par téléphone à six heures : la ligne
venait juste d'être réparée. tout le monde est surpris par
cet ordre. Il faut activer le personnel qui ne se hâte pas suffisamment.
A 9 heures, le soir, nous ne sommes pas prêts. A 9 heures ½, des
obus de gros calibre passent en sifflant gravement au-dessus de nos têtes,
et vont tomber vers Buzancy qu'il faudra traverser tout à l'heure. On en
compte deux, trois
Le tir semble s'arrêter. A dix heures moins le
quart, je donne le signal de départ. Je suis en tête de colonne,
à pied ; j'espère passer avant les batteries et pouvoir quitter
au plus vite le village. La nuit tombe et je traverse Buzancy sans difficultés,
guidé par les jalonneurs qui y resteront toute la nuit afin de conduire
les trois batteries et la colonne de ravitaillement.
Je passe par Thenorgues,
Verpel. Un embouteillage nous arrête. Le ciel est constamment éclairé
par des fusées puissantes, dont nous ignorons le sens et même qui
les envoie. Il y a un carrefour difficile entre Champignolles et Inécourt.
La descente se fait lentement. Je reconnais l'endroit, car le 13 septembre dernier,
on faisait le même trajet en sens inverse et j'avais eu des voitures en
panne dans la côte. Là, un cheval tombe à la voiture radio,
la plus lourde. Je fais couper les traits pour le dégager, c'est vite fait.
Je fais repartir tout le monde, mais à 1000 mètres plus loin, la
montée de Champignolles nous arrête. Elle est difficile pour les
chevaux. Il y a toujours beaucoup de fusées dans l'air.
Au petit jour
seulement, on démarre, et c'est sans histoire que l'on traverse Saint-Juvin;
Fleville, et que, laissant Apremont sur notre droite, on arrive dans une ferme
abandonnée, sur le chemin qui mène à Eclisfontaine. Il n'y
a que peu de dégâts dans la région que nous avons traversée.
Du côté d'Apremont, on a vu le génie détruire le champ
d'aviation situé à notre gauche.
Nous mettons en batterie, les
lignes téléphoniques s'installent. Comme toujours avec le commandant,
impossible de se reposer. Et à 5 heures du soir, ce 11 juin, ordre de départ,
sans avoir tiré. Le commandant part avec un officier et deux sous-officiers.
Ma colonne est prête à 18 heures et je la conduis par Eclisfontaine,
vers Charpentry. Je croise une colonne de transport qui revient à vide.
Un embouteillage formidable m'arrête dans ce village. Je suis obligé
de m'occuper de la circulation, car personne ne bouge. Trois fois de suite je
suis obligé de crier et de menacer sérieusement des sous-officiers
et des hommes. Je ne rencontre aucun officier à la tête de toutes
ces colonnes. Après avoir aidé, avec mes chevaux, plusieurs voitures
de fantassins, j'ai au bout de plusieurs heures, la route libre vers Varennes-en-Argonne.
Je passe sans m'arrêter dans cette trouée, à côté
de Vaugeois et nous longeons maintenant l'Argonne. Je passe à Boureuilles,
Neuvilly, Aubreville, Parois, et j'arrive à Brabant-en-Argonne, où
le commandant dort. Pas d'ordres. Nouvel embouteillage. On me rattrape pour me
dire qu'on doit se mettre en position dans le bois au nord de Parois, où
nous sommes passés il y a 3 heures ou moins. On fait demi-tour. Il fait
jour depuis un bon moment, peut-être depuis déjà deux heures.
J'arrive vite dans le bois qui m'a été indiqué. Personne
encore n'est là pour me renseigner. Je mets mes hommes et chevaux à
l'abri dans la forêt. Tout le monde se couche, harassé. Le commandant
arrive vers 11 heures. On met en batterie et on installe les lignes téléphoniques.
Le P.C. se trouve sur l'emplacement d'une batterie de 75 de la guerre 14-18. On
reste là cette journée du 12. Le toubib retourne à Brabant
et achète des bouteilles de vin aux paysans qui vont abandonner leurs maisons.
On tire sur les carrefours de Charpentry, sur Apremont, Eclisfontaine, Varennes-en-Argonne.
On ne sait rien d'autre que l'ennemi s'y trouve. Le 13, on est survolé
par la Pétrolette et par des bombardiers.
Le 13 au soir, ordre de départ
vers 8 heures en direction de Chaumont-sur-Aire. Je repasse par Parois, Brabant-en-Argonne
qui a été évacué au cours de la nuit précédente.
Je tombe sur un embouteillage formidable, provoqué par une colonne de camions
qui descend sur le village de Barbant déjà encombré par des
autos qui stationnent à droite et à gauche de la route. En outre,
une côte ralentit le mouvement des voitures qui sont déjà
chassées. Le petit jour arrive sans que l'on ait passé Broccourt.
Il faut plus de six heures pour faire 3 kilomètres. On parvient, en passant
à travers champs à sortir de l'embouteillage. On avance alors et
on passe sans arrêts notables à Jubécourt, puis Ville-sur-Couzance.
On parvient à Ippécourt que les habitants évacuent, aidés
par les militaires. On passe, après un court repos, à Saint-André-en-Barois,
à Deux-Nouds devant Beauzée, Amblaincourt. Nous sommes tous très
fatigués : les conducteurs s'endorment sur les chevaux. Encore quelques
kilomètres à parcourir, on passe à Amblainville, et on arrive
à Chaumont-sur-Aire. Des convois portés sur camions passent rapidement
sur la route, en direction du sud-ouest. On stationne dans le moulin, me dit-on.
Je le trouve sur le bord de l'Aire, à 1500 mètres au sud du village.
Il est 11 heures. Les batteries se mettent en position. La 7e Batterie, en passant
sur un petit pont, le fait écrouler. On s'en sort sans mal. Nous pouvons
déjeuner et faire un peu de toilette.
Nous sommes au 14 juin. A 3 heures
de l'après-midi, ordre de départ. Je dois attendre le soir et démarrer
à 20 heures. Vers 16 heures, bombardement de Chaumont-sur-Aire et d'Erize-la-Petite.
Il y a des victimes, mais pas au groupe, ni au régiment. C'est le G.R.C.A.
qui a écopé, et avec lui des pionniers. J'ai oublié de dire
que, à mon arrivée avec la colonne, le commandant était en
train de déjeuner, mais personne n'avait préparé le cantonnement.
Le 14 au soir, donc, départ vers 20 heures, mélangés à
une colonne de réfugiés. A ce moment, au loin, bombardement par
avions. On passe près de Longchamp, Pierrefite, noms qui nous rappellent
la région parisienne. Là on voit le travail des bombardiers que
l'on a entendus tout à l'heure. Une cinquantaine de victimes. Je fais hâter
le mouvement, il fait nuit maintenant. Je passe à Nicey. Ville devant Belrain,
Vilotte, Ginécourt, Levoncourt, et j'arrive à Lavallée vers
1 heure du matin, suivi de tout le groupe. Personne n'est là pour nous
guider. Le commandant qui pense que nous serons là au petit jour, dort
quelque part. On le cherche en vain. Au bout de deux heures d'attente, je rencontre
le Lieutenant Guet, qui s'occupe du ravitaillement en munitions. Il peut m'indiquer
à peu près où se trouve le P.C. du groupe. Je vois enfin
l'adjudant-chef Legras, parti avec la touriste du commandant, et qui me montre,
après une courte marche, l'emplacement réservé à l'Etat-Major
du groupe. J'y dirige les chevaux, on dételle, on cache voitures et chevaux
dans les buissons d'épines, on tombe de sommeil. L'endroit n'est pas fameux
et je suis sûr que l'on est vu par les avions qui nous survolent. C'est
tout ce que l'on nous a trouvé comme position !
Au petit jour, le 15
juin, le commandant fait appeler les officiers. On installe la radio, quelques
lignes téléphoniques. Le colonel qui commande le régiment
nous rejoint et déjeune rapidement avec nous. Il n'a plus de liaison avec
l'Artillerie du Corps d'Armée.
Soudain à 16 heures, ordre de
départ ; le temps d'atteler et nous partons. Je repasse par Lavallée.
La colonne hippo avance en même temps qu'un régiment de pionniers,
qui se dirige vers l'est comme nous, mais à pied. Il faut passer la Meuse
! Je me demande ce que signifie cette retraite depuis 5 jours sans combattre,
et dans la direction du sud et de l'est. Nulle part on ne s'installe sur une ligne
de résistance qui serve à arrêter l'ennemi. Sera-ce la Meuse,
cette fois ? A peine avons-nous passé le village de Lignières, encombré
par les réfugiés civils et une colonne hippomobile qui va en sens
inverse de nous, que nous sommes survolés par 3 avions de bombardement.
Des fusées blanches partent du 1er. Ils font un tour et c'est la chute
des bombes sur le village. Mes conducteurs s'affolent, lâchent leurs chevaux
qui s'emballent, mais qui ne vont pas loin. L'un des fourgons téléphoniques
s'est renversé et a tordu son petit timon d'attelage. L'autre a son grand
timon cassé. On remplace et après avoir relevé le fourgon
sur ses roues, on repart. Les hommes voudraient tout abandonner et j'ai du mal
à les remettre sur le bon chemin. Les avions repassent encore. De nouveaux
chapelets de bombes explosent, et c'est le tir des mitrailleurs auxquels, sur
la route, fusils, fusils mitrailleurs et mitrailleurs répondent. A quelques
mètres de moi, un sous-officier d'un corps colonial a son casque traversé,
il tombe.
Je fais repartir ma colonne. Tout le monde est là. J'attends
le passage des batteries et j'apprends qu'il y a eu dans le village une vingtaine
de victimes. La 9e Batterie, qui y passait, a deux tués et deux blessés.
Je constate que ma sacoche qui était accrochée à ma selle
a été enlevée : ou bien arrachée par des attelages
emballés. Je traverse Mesnil-aux-Bois : la route est encombrée et
l'on avance lentement. Pourvu que l'on parvienne à passer la Meuse sans
incidents ! On est survolé par la Pétrolette. On arrive à
Sampigny. On passe le canal, puis la Meuse. Les ponts sont minés et défendus
par des canons antichars. Nous arrivons à Saint-Mécrin, de l'autre
côté. Quel soulagement ! Il fait nuit lorsque nous arrivons devant
Marbotte, où tout le Corps d'Armée semble s'être réuni.
Nous pénétrons lentement dans la forêt d'Apremont. Je profite
d'un arrêt de la colonne pour m'asseoir sur l'herbe. Je ne m'aperçois
pas que je m'endors. Lorsque je me réveille, la colonne n'a avancé
que de 100 mètres et je la rattrape. Nous sommes près de la tranchée
de la Soif, vestiges de l'autre guerre. Je fais camoufler tous les véhicules
par des branchages, le long du chemin. Les chevaux et les hommes sont cachés
dans le bois. Le commandant est en train de dormir lorsque tout est terminé.
Je n'ai pas d'ordres. Je me couche avec mes hommes dans l'herbe.
Le matin
du 16 juin, au réveil on doit mettre en batterie. On ne sait pas sur quoi
tirer, on n'a pas de cartes. Elles arrivent 24 heures après que l'on a
quitté la position. On n'a pas de liaison directe avec le groupement. On
reçoit finalement l'ordre de ne mettre qu'une batterie en état de
tirer.
Nous sommes tous très fatigués. Il fait très chaud.
Pendant les étapes, pour ne pas tomber de sommeil à cheval, nous
marchons souvent à pied. Nous n'avons que peu de temps pour manger, à
tel point que nous n'avons pris depuis une semaine, qu'un seul repas par jour.
Le ravitaillement est difficile. L'intendance met le feu trop tôt à
ses dépôts, et l'on doit se contenter de pain de guerre et de "singe".
La chaleur est accablante. L'endroit mérite bien son nom. Il n'y a pas
d'eau à moins de 2 à 3 kilomètres. J'y envoie cependant les
chevaux s'y faire abreuver. Les nôtres, quoique très fatigués,
ont bien tenu, et on va leur demander de gros efforts.
A 4 heures, l'après-midi,
on apprend que l'on ne tirera pas et que l'on part à 8 heures. Encore une
mise en batterie pour rien. Je réussis à être prêt à
7 heures et je pars en tête de colonne. Je repasse à Marbotte, puis
à Apremont (c'est l'Apremont de Saint-Mihiel et non celui de l'Argonne).
J'ai l'itinéraire, comme d'habitude, et je m'arrange pour passer, malgré
les embouteillages fréquents. Je rencontre le colonel Cobbert qui règle
la circulation à un carrefour. Par Gironville, Jouy-sur-les-Côtes
- je ne suis qu'à 7 ou 8 kilomètres d'Enville, où j'étais
allé faire un stage - Boucq, Trondes, où j'arrive à la fin
de la nuit, je parviens à Pagny-sur-Moselle, qui a souffert des bombardements.
Malgré cette étape qui a duré toute la nuit, nous allons
continuer à avancer, en hâtant les chevaux, cette journée
du 17 juin. J'ai reçu l'ordre, comme les commandants de batterie, d'abandonner
le chargement inutile. Je suis le canal de la Haute-Meuse en direction de Vaucouleurs.
Je passe à Saint-Germain-sur-Meuse, Rigny. A la sortie de Rigny, le fourgon
téléphonique déjà cassé accroche une chicane
faite pour empêcher les chars de passer. Je crois que je vais être
obligé de l'abandonner. Mais on le redresse : il tient. On passe à
Gibeaumeix, Uruffe, et vers 11 heures, on arrive à Colombey-les-Belles.
Repas des hommes et repos dans le bois de Colombey, sur la route de Crépey.
Je fais décharger au maximum les voitures. Les hommes laissent tout ce
qui n'est pas réglementaire et ne conservent que leur sac et une couverture.
Je ne garde moi-même que ma cantine et une couverture.
J'apprends par
le lieutenant de liaison, que le commandant, qui nous a lâché depuis
le départ, se trouve dans le bois de Goviller et que je dois le rejoindre
ce soir même. A 6 heures du soir, départ, passage à Crépey,
où le colonel Lannes, qui est passé par là, conseille de
ne pas aller plus loin. Mais comme il n'est pas là et qu'il n'y a personne
pour me dire ce que je dois faire pour ravitailler hommes et chevaux, je vais
sur Goviller. J'y arrive en pleine nuit, et sous une pluie torrentielle. Je retrouve
tout le monde et je me couche dans la touriste, seul endroit sec, avec 3 officiers.
Le lendemain matin, on cherche de l'avoine pour les chevaux, dans les villages
voisins. On ne trouve rien. On leur donne de l'herbe et on les fait boire au village
de Goviller.
Le 18 juin, à midi, on apprend qu'il faut faire demi-tour
pour aller s'installer du côté de Crézilles, en direction
de Toul. Apres avoir déjeuné, départ à 14 heures,
en passant par Crépey, Colombey-les-Belles, où il y a une splendide
pagaye. Nous l'avons à peine dépassé, et nous stationnons
sur la route d'Allain, large et bien protégée par des allées
d'arbres de chaque côté, lorsqu'une douzaine de bombardiers passent
et arrosent de bombes le village déjà bien touché. Pas de
dégâts chez nous. Tout s'est passé avec calme, car on sait
tenir les chevaux, couchés à leurs pieds. A Allain, nouvel embouteillage,
mais le village est rempli de réfugiés alsaciens, et n'a pas du
tout souffert. Nous croisons des colonnes d'artillerie divisionnaire, d'engins
d'accompagnement d'infanterie, de canons de 25, de 37. Nous sommes les seuls à
remonter. Nous arrivons vers 7 heures du soir, ce 18 juin, dans un petit bois,
très petit bois voisin de Crézille. Personne pour nous guider. Mais
je trouve le commandant, un peu plus loin, en train de dîner.
Il n'y
a plus personne devant nous, parait-il ; que les éléments motorisés
du G.R.C.A. Les batteries montent et se mettent en position. J'apprends alors
la mission du groupe : "Après avoir recueilli des renseignements auprès
de l'infanterie, tirer sur l'ennemi les dernières munitions qui nous restent,
au petit jour. Attendre l'abordage pour faire sauter les pièces. Evacuer
le personnel et le matériel non indispensable sur le bois de Chaouilley,
au sud de Vezelise." C'est incroyable comme ordre, mais pourtant c'est écrit.
Comme tout le monde fiche le camp, il est impossible de savoir où sont
les éléments ennemis. En outre, on n'a pas de cartes de la région
pour tirer, ni d'observatoire pour régler. Il n'y a qu'une trentaine d'obus
par batterie.
Il semble évident qu'après avoir essayé
de nous faire passer par Dijon, on s'est aperçu que cela n'était
plus possible. Le colonel Cobbert et le général Flavigny veulent
nous voir finir en beauté ! Peut-être sentent-ils, comme nous, l'armistice
prochain. Tout n'est qu'hypothèse, car depuis longtemps nous n'avons plus
de nouvelles.
La nuit approche, deux batteries sont en train de se mettre
en position. Je fais installer des lignes sommaires.
J'accompagne les gens
qui évacuent la position. Je pars avec 5 voitures sur les six. Une seule
reste avec le maréchal des logis Lussot.
A minuit, dans la nuit du
18 au 19, on part. Arrivé à la hauteur de Bagneux, je croise la
9e Batterie qui arrive. J'aperçois au loin les trajectoires lumineuses
de projectiles auto-traceurs. Il doit y avoir par là des combats d'engins
blindés et d'armes anti-chars. Je suis averti que du côté
de Colombey-les-Belles, il y a ou y aura bientôt des Allemands. Je l'évite
donc, et je passe par Thuilley-aux-Groseilles, en suivant une longue colonne d'hippomobile
! Je quitte cette colonne pour rejoindre Crépey. Je ne suis pas très
rassuré, car pendant une heure et demie, je marche seul sur cette route.
Il ne fait pas chaud. Je suis assis sur la voiture radio, qui marche en tête,
avec les sous-officiers et gradés radio. Je dors à moitié
et je me réveille de temps en temps pour exciter les conducteurs et vérifier
ma route. Crépey passé sans encombre, je me dirige sur Goviller,
puis vers Vézelise. Le jour parait et l'on aperçoit un marmitage
par avions sur Vézelise, et l'embouteillage recommence. Je dois rejoindre
le bois de Chaouilley. Je passe par Vitrey où je salue en passant le colonel
Cobbert et le général Flavigny. Il y a, plus loin, un ruisseau à
passer. Je pense pouvoir le faire à Ognéville. Ce n'est pas possible,
les voitures y resteraient. Je passerai donc à Etreval. Je rencontre le
motocycliste cymbaliste et je me dirige sur Etreval, en passant par des chemins
de terre presque impraticables. Après une descente vertigineuse, les voitures
passent le ruisseau. Les chevaux ont de l'eau à mi-jambes. Les hommes à
pied traversent sur une passerelle. J'arrive à Chaouilley à 8 h.½,
le 19 juin. Je me réfugie dans le bois où se trouve déjà
la colonne de ravitaillement. Je fais tout camoufler. Ce bois est déjà
plein de troupes et il en arrive sans arrêt. De plus, des réfugiés,
au nombre de plusieurs centaines, y sont déjà rassemblés,
avec leurs chevaux et leurs voitures. Je fais chercher une vache dans un pré
voisin et on donne à manger à tout le monde, civils et soldats.
Je fais boire les chevaux à plusieurs reprises. Ils sont fatigués
et l'on a du en abandonner deux en route. Il fallait les traîner. Le commandant
nous rejoint peu de temps après; vers midi, arrivent tous ceux que j'ai
laissés à Crézilles. On a tiré les obus qui restaient,
détruit les pièces, mais je ne pense pas que ce fut comme l'avaient
désiré nos grands chefs. J'apprends en effet, qu'à 4 heures
du matin, alors qu'il n'y avait plus de liaison avec personne, ayant entendu le
4e groupe qui était dans le bord d'Allain, déclencher son tir, notre
groupe en a fait autant. On vida les coffres sans trop savoir, et pour cause,
où les coups tombaient. Enfin, après avoir déclaveté
les tubes, le dernier obus, en partant, mis les pièces hors d'usage, les
appareils de pointage et niveaux furent enterrés à une vingtaine
de kilomètres de là, par les commandants de batterie.
Nous voilà
donc dans le fameux bois de Chaouilley, le 19 juin, pensant que notre sort va
se jouer bientôt. Nous savons que les Allemands ont traversé la Seine,
se sont battus du côté de Chateaudun, du Mans. Ils sont, parait-il,
arrivés à Rennes. De notre côté Paris a été
pris les 13 et 14 juin après avoir été encerclé. Ils
se sont dirigés ensuite vers Chaumont, Dijon, nous coupant de Lyon. C'est
pourquoi nous sommes encerclés. Nos hommes le savent, et ce qui les attriste
c'est que leur pays, Normandie, Beauce, sont entre les mains des Allemands. C'est
une chose qu'ils ne comprennent pas et qui leur enlèvent à tous
le ressort qu'il leur faudrait.
Nous ne recevons aucun ordre au cours de l'après-midi
et nous passons enfin une nuit à dormir convenablement, nuit coupée
pour chacun des officiers par une garde de deux heures. Le 20 au matin, on commence
à brûler tous les papiers inutiles. Je ne conserve que le "code
69" ou code Radio.
Chacun prépare son sac avec le strict nécessaire,
pour le cas où il faudrait abandonner les voitures. Je récupère
un sac de soldat, abandonné parmi beaucoup d'autres matériels, et
je le garnis le plus possible. Je conserve un complet sur moi et mon imperméable
sur le bras. Dans le sac, linge de corps et provisions, ainsi que dans une musette.
L'après-midi du 20 juin, nous recevons l'ordre extraordinaire de constituer
avec nos servants, des compagnies de fusiliers, et de placer les mitrailleuses
et fusils-mitrailleurs du groupe, pour assurer la défense du bois. Les
3 autres groupes du régiment, qui sont avec nous, en font autant. Cela
ne va pas sans difficultés, car on ne voit pas de fantassins avec nous
! Et ce n'est pas notre genre de travail. "Mais nos flancs sont protégés,
nous dit le colonel F., par des divisions entières." On s'organise
donc pour passer la nuit sur le terrain, on creuse des trous.
Au petit jour,
devant nous, quelques tirs de mitrailleuses nous réveillent. La nuit s'est
passée sans incidents. Une auto passe sur la route à 300 mètres
devant nous. Elle est accompagnée par des salves ennemies et les balles
viennent siffler près de nos oreilles. On reçoit l'ordre: "Défense
de tirer sans commandement !" Des hommes se mettent à jeter leurs
armes. Ce n'était pas la peine de les faire veiller toute la nuit ! Les
Allemands semblent s'approcher. L'adjudant part pour le village de Forcelles voir
ce qui s'y passe. Un capitaine d'infanterie, avec une quarantaine d'hommes, y
résiste. Il a tiré sur les Allemands qui s'étaient trop avancés.
Peu à peu, le bruit des mitraillettes se fait plus voisin. Un sous-officier
du 4e groupe fait prisonnier, revient avec un message: "Les Allemands demandent
que nous nous rendions, sinon le Bois de Chaouilley sera bombardé par avions
et canons." Cette menace ne nous fait pas peur, mais le village de Forcelles
et le bois de Chaouilley contiennent bien 7000 hommes, dont un millier de civils.
Quel courage ce serait, et comment obliger à se rendre des hommes qui sentent
que tout sera inutile, et que l'armistice n'est pas loin.
Nos chefs, ceux
du Corps d'Armée, sont réfugiés du côté de la
colline de Sion, "la Colline Inspirée", et nous ordonnent de
nous battre. Le colonel Fayette est de leur avis. Mais le chef d'escadron de Ponton
d'Amécourt, commandant le 4e groupe, neveu du maréchal Lyautey,
est parti négocier notre reddition. "Jusqu'à 14 heures dernier
délai, nous serons fait prisonniers avec les honneurs de la guerre. Ensuite,
ils bombarderont."
Le commandant Raynaud hésite, complètement
affolé; mais quand il voit la B.H.R. démarrer pour se rendre, il
suit le mouvement. Les hommes, en sortant du bois, déposent leurs armes
et leurs mousquetons. Les officiers conservent leurs revolvers. Auparavant, tous
nos papiers ont été détruits. Je n'ai conservé sur
moi que le strict nécessaire comme papiers, avec des pièces d'identité
que je tiens à conserver.
Nous traversons Forcelles en ordre, et à
la sortie du village nous voyons les premiers Allemands. Nous sommes prisonniers.
C'est le 21 juin à 14 heures 30. Nous avons quitté le bois de Chaouilley
sous le feu de l'artillerie que nous croyons - ce qui sera confirmé plus
tard - être nôtre. Il y a des tués au premier groupe.
Je
ne puis continuer cette histoire sans te raconter divers détails qui montrent
beaucoup de traits de caractères et la mentalité de nos chefs d'active,
et celle de notre commandant, en particulier. Quand nous avons reçu l'ordre,
le 18, de retourner à Crézilles, le général Freydenberg,
commandant de l'Armée, était déjà à Dijon,
avec tout son Etat-Major. J'ai appris par la suite, que le 11 juin, il était
à Saulieu, et le 13 juin à Dijon. Le 19 juin au matin, dans le bois,
le commandant nous donne l'ordre de préparer un grand drapeau blanc. Il
crie que l'on ne se hâte pas assez. Mais lorsque plus tard, le colonel décide
que l'on ne se rendra pas à une poignée d'Allemands, et qu'il est
honteux de songer, comme il l'a déjà vu faire, à hisser le
drapeau blanc, notre chef s'écrie:
" C'est une honte! Qui a fait
cela ? ". Et il fallait l'entendre, hier encore, à table, parler de
drapeau, d'honneur, de patrie ! Heureusement que chacun de nous sait à
quoi s'en tenir sur son compte.
Vendredi 9 Août
- La Malgrange
J'ai reçu ce matin ta carte du 5 Août. Je te
réponds aussitôt par une lettre. J'ai un cafard fou, car je pensais
qu'il te serait facile de revenir de Paris, et une semaine est déjà
passée.
Les bruits courent, comme à plusieurs reprises, que
nous allons être expédiés en Allemagne. Un jour ce sera pour
la bonne fois et il sera sans doute impossible alors, de tenter la moindre chose.
C'est donc une chance que je sois encore à La Malgrange, et je suis désolé
de ne rien voir venir de ton côté. Enfin, le sort en décidera.
Je ne tiens pas à ce que tu viennes me revoir, car les autorisations sont
ici suspendues. D'autre part, le voyage doit être long et pénible.
Les parents d'un soldat ont mis deux jours pour aller de Paris à Nancy,
les voies étant encombrées par des transports militaires. Et de
plus, il parait que les Anglais visent les points stratégiques sans s'occuper
des victimes civiles.
Lundi 12 Août - La Malgrange
J'ai reçu hier matin, comme je te l'ai écrit, la lettre de Lisette
expédiée de Langres, et les quelques mots que tu y as ajoutés.
Je vois que vous vous conduisez comme des petites folles, et que vous n'êtes
pas raisonnables. Le voyage, vous le savez, est très pénible, coûte
cher et ne vous donnera qu'une satisfaction de courte durée, qui ne changera
rien aux situations. D'autre part, avez-vous fait tout ce qu'il fallait comme
démarches, et dans le sens qui a été convenu ? C'est ce que
je me demande, en attendant le succès très problématique
de la tentative. Pour que cela réussisse, comme dans les cas que tu as
appris, il aurait fallu que tout soit terminé en 3 ou 4 jours. Espérons
que je resterai à Nancy le plus longtemps possible: il est toujours question
d'en partir.
J'ai été heureux d'apprendre que Sim n'était
que prisonnier et que vous en avez des nouvelles. Bosserville est un faubourg
de Nancy, à 5 kilomètres de La Malgrange à vol d'oiseau.
Savoir s'il est toujours là; c'est très possible car seuls les prisonniers
officiers qui étaient dans Nancy même ont été déplacés.
Je ne vois toujours pas Madame Lapy, et je vous écris pour que vous vous
mettiez en rapport avec elle.
Lundi 19 Août - Münster i/w
Une semaine est passée sans que j'écrive. Mais depuis
ces huit jours, que de nouveautés à t'apprendre. Ce que je craignais
est enfin arrivé. Je suis en Allemagne, au camp de prisonniers de Münster,
et Sim est aussi là. Je l'ai aperçu hier, et j'ai pu lui serrer
la main à travers les barbelés. Lorsque les formalités seront
remplies dans 2 ou 3 jours, je pourrai lui parler plus longuement.
Je voudrais
bien terminer l'histoire de notre reddition et de notre arrivée à
Nancy, mais je crains qu'il y ait tant de choses à te dire que les événements
finissent par aller plus vite et que je n'aie le temps de te les écrire.
Arriverai-je un jour au bout de tout cela ?
J'en étais arrivé
au moment où le 21 juin à 14h30, nous passons en colonne dans Forcelles,
pour nous rendre. La B.H.R. avec les autos passe en tête, puis les 4 groupes
suivent, en ordre. Nous allons vers Vézelise. Tout est calme, les Allemands
ne disent rien. Lorsque nous avons dépassé le village, nous entendons
encore des obus tomber du côté du bois de Chaouilley. Nous nous demandons
toujours qui tire ? On nous dirige sur Tantonville. Sur le chemin, beaucoup de
matériel abandonné : casques, masques à gaz. A Tantonville,
des civils nous regardent passer en pleurant. Une femme prend un petit enfant
dans les bras, et lui fait embrasser un lieutenant du groupe. Nous voyons au loin
un rassemblement de voitures et d'autos, dans un pré. C'est un parc de
prisonniers. Nous continuons, marchant lentement, nous arrêtant souvent
pour laisser passer des autos et convois allemands. Il y a par ici beaucoup plus
de monde que ne le croyait le colonel. On voit des soldats passer en camions,
frais et dispos. Ils descendront à proximité de l'adversaire ; on
comprend pourquoi ils sont si "gonflés" en arrivant au combat.
Les nôtres ont été obligés de faire des 25 à
35 kilomètres à pied, avec le sac et le fusil avant d'arriver sur
la ligne de feu. Quelle différence ! Vers 6 heures du soir, nous approchons
de Cintrey, sur la route de Nancy. On est en train de former un parc de 3 à
400 mètres de côté, comme celui que nous avons déjà
aperçu. Tout le régiment y entre, groupe par groupe, en bon ordre.
Il ne fait pas encore très froid la nuit et tout le monde couchera dehors.
Les "radios" très chics me proposent de coucher dans la voiture
radio. J'accepte et je passe une nuit assez bonne, complètement abruti
par tous les événements, et ne songeant à rien. Le 22 au
petit jour, départ. On passe à Cintrey à 8 heures, mais notre
colonne n'avance que très lentement. On voit de plus en plus d'Allemands.
Leur tenue est impeccable et diffère totalement de celle de biens des soldats
que nous avions vus ces derniers jours. On commence à penser que l'on nous
a raconté pas mal d'histoires en disant qu'ils manquaient de tout : vêtements
propres et neufs; alors que nos hommes avaient vestes et culottes déchirées.
Tous en bottes bien entretenues, je n'ose dire comment étaient chaussés
nos soldats, et ils n'avaient pas eu d'entretien depuis deux mois. Leur matériel
auto, moto, est neuf ou récent. Leurs chevaux paraissent en pleine forme
et bien gras. Les nôtres n'en peuvent plus. Nous faisons toutes ces remarques
entre officiers.
Nous n'étions qu'à une vingtaine de kilomètres
de Nancy, tout au plus, mais nous n'y arriverons pas avant le soir. La veille,
c'est la cuisine roulante qui avait fait la cuisine dans chaque unité.
Pendant la marche, on se nourrira de boeuf en boite, pain de guerre et chocolat.
Le commandant se précipite le premier sur tout, sans s'inquiéter
des autres. Sur la route, il y a beaucoup de pagaye, à cause des unités
qui nous doublent, en désordre, la plupart du temps sans encadrement d'officiers.
Nous subissons vers midi, un orage terrible sur la route. Je me réfugie
dans la voiture radio, mais au bout de peu de temps l'eau réussit à
la traverser. On rencontre des canons de 75 abandonnés et mis hors service,
des mitrailleuses avec des bandes de cartouches. On passe à Flavigny, sur
le canal dont le pont sauté a été réparé par
les Allemands. Peu avant d'arriver à Nancy, une femme nous dit que l'Armistice
va être signé d'un moment à l'autre. Nous avons bon espoir
pour la libération prochaine. Je lui remets une carte avec peu de mots,
pour te la faire parvenir. Je ne pense pas que tu l'aies reçue.
Nous
entrons dans Nancy. La surveillance des Allemands augmente. Nous arrivons devant
une caserne, et l'on dit aux officiers de s'y arrêter, avec leurs bagages.
Je me sépare de mes hommes, avec de grandes poignées de mains et
de bons souhaits. Mon cheval, comme celui de la plupart des officiers, a été
"anschlussé" en cours de route par des officiers ou sous-officiers
allemands qui les trouvaient à leur goût. Ils y avaient droit et
ils ont rendu au sous-lieutenant Gardette, de la 8e Bie, une selle qui lui était
personnelle. Même chose pour les jumelles et les revolvers.
Dans cette
caserne, on nous demande de rendre tout ce qui est matériel militaire ou
appartenant à l'Armée : cartes, plans, instruments de travail divers
que nous avons pu conserver, lampes électriques, etc. Un car doit nous
conduire ensuite avec nos bagages à une destination différente.
Il est neuf heures passées et il fait nuit lorsque nous arrivons dans le
grand bâtiment : l'Ecole Professionnelle de Nancy. Nous dînons rapidement
et très sobrement. On va se coucher dans les ateliers de l'Ecole, où
l'on fait porter des bottes de paille. Le commandant se couvre de ridicule par
la façon dont il surveille ses bagages, et l'appétit qui le jette
sur le peu de nourriture dont on nous gratifie.
Le lendemain 23 juin, toilette
bien nécessaire, après ces jours agités, dans les lavabos
de l'Ecole. L'Ecole professionnelle est un peu le genre de l'Ecole Centrale des
Arts et Manufactures, et l'atelier où nous avons couché ressemble
à celui que nous possédons dans le sous-sol de piston. On regarde,
en se promenant dans la cour, la tête des autres officiers. Nous nous retrouvons
tous, ceux du régiment. On revoit des connaissances. Il y a environ 750
officiers. On apprend par les communiqués que les IIe, IIIe et IVe Armées
ont eu plus de 200 000 prisonniers, que les Allemands sont arrivés à
Brest et à Nantes, qu'ils ont traversé la Loire à Tours,
et se dirigent vers Poitiers. On prend nos noms, grade, unité. On nous
fait indiquer si nous sommes de réserve ou d'active. On peut, parait-il,
écrire des lettres. C'est ce que je fais, mais elles n'arriveront pas.
On reçoit le communiqué officiel qui ressemble à tous les
autres. Comme précision : le bombardement de Saint-Nazaire et de La Rochelle
par les Allemands. Rien au sujet de l'Armistice.
Nous nous demandons combien
de temps cela durera. Je t'assure qu'à ce moment personne ne pensait que
deux mois après, nous serions en Allemagne ! Les officiers du Corps d'Armée,
le général Flavigny et le colonel Cobbert arrivent aussi. Ils ont
été pris un jour ou deux après nous. Ils ont eu les honneurs
de la guerre et rejoignent avec leurs propres voitures l'Ecole Professionnelle.
Quelle rafle !
Le 23 juin, nous apprenons qu'un accord est intervenu pour
la signature de l'Armistice. Il entrera en vigueur avec les Allemands, six heures
après l'accord avec les Italiens. Parmi les noms des plénipotentiaires,
figure celui de notre ancien commandant d'Armée, Huntziger.
Ce que
nous faisons du matin au soir : dormir ! Sauf au moment des repas, qui se prennent
en plusieurs services, les rassemblements, les appels, nous ne songeons qu'à
dormir. Nous avons à rattraper toutes les veilles pénibles que nous
avons passées. Fatigue physique et tension morale nous ont épuisés.
Nous parlons aussi entre nous des mensonges que l'on nous a fait absorber, et
plus tard, on constatera que cela va beaucoup plus loin que nous le croyions tout
d'abord.
Le 24 juin au soir, nous apprenons que l'Armistice a été
signé avec l'Italie.
Le 25 au matin entrera en vigueur celui signé
avec les Allemands. A quelles conditions, on le saura plus tard.
Je pense
à toi. Etes-vous restées à Biarritz ? C'est mon espoir. Les
hostilités se sont arrêtées avant qu'ils soient parvenus à
Bordeaux. Vous n'avez donc eu qu'une affluence extraordinaire de réfugiés,
vous n'avez pas eu la guerre. Je pense donc que vous êtes restées
en France, vous qui avez pu agir comme vous le désirez. Quant à
moi, que pouvais-je faire d'autre ? Je n'étais qu'une unité dans
la foule de ceux entraînés dans la bagarre. Je subissais passivement
les ordres, les faits, les événements. Ma personne ne comptait pas
dans tout cela. et qu'aurais-je pu faire, abruti comme tous, par le sentiment
d'impuissance qui nous possédait, les camarades comme moi.
Contrairement
à ce que nous craignions, nous n'avons pas eu à nous plaindre de
la nourriture, dès notre arrivée à l'Ecole Professionnelle.
La ville de Nancy, qui s'était chargée de l'opération difficile
du ravitaillement, faisait les choses convenablement. Comme nous ne faisons rien,
aucun effort, les rations sont suffisantes. On peut alors, grâce aux enfants
et à quelques commerçants, acheter quelques petits suppléments
: je me rappelle de splendides paniers de fraises à 10 francs.
L'effectif
des officiers finit par dépasser 1000 et c'est trop pour la contenance
des bâtiments. Le 23 ou 24 on a annoncé que les artilleurs iront
dans un autre local. Il y a un départ en camions. Les camions sont tellement
vite pris d'assaut que nous attendons afin de rester ensemble, tous les officiers
du 109. On attend. La deuxième tournée part sans nous. Il fait nuit
et il pleut. Notre départ est remis au lendemain. Nous avons perdu la plupart
des camarades du 4e groupe. Nous ne sommes plus qu'une soixantaine. On apprend
que l'on va nous diriger dans une institution où il y a, parait-il, environ
60 lits disponibles. Nous arrivons à La Malgrange où nous resterons
environ sept semaines.
Je te raconterai plus tard notre séjour à
La Malgrange, où tu es venue me voir. Quelle surprise pour moi ! Je n'y
songeais vraiment pas. Je te dirai comment nous avons passé nos journées
de Juillet et de la première quinzaine d'Août. D'abord je vais t'écrire
l'histoire de cette dernière semaine.
Le 14 Août, le soir vers
8 heures, un bruit circule : l'ordre de départ est arrivé pour 216
officiers d'active ou de réserve, ou du service sanitaire. Mais une heure
après, je suis fixé. Les officiers d'active partent par le train,
le lendemain matin à 7 heures ; les officiers de réserve par un
second train, une heure après. L'appel est fait et tout est confirmé
à chacun. Le service de santé reste. Jusqu'à une heure du
matin, tout le monde prépare ses paquets, sacs, cantines, etc. Nous sommes
aidés par les camarades bretons et médecins qui restent à
La Malgrange. Nous écrivons tous des lettres pour avertir nos familles
de notre départ. Quelques heureux parmi nou : un receveur des contributions
rappelé par son administration, je crois t'en avoir parlé. Un lieutenant
du groupe, Cézard, dont la femme arrivée le matin même, a
réussi à le tirer de là. Il est rappelé par une succursale
de son affaire, située près de Nancy. Tant mieux pour eux, mais
cela me chagrine en pensant à toi et aux enfants ! Quand vous reverrai-je
?
Le 15 Août au matin, vers 5 h.½, réveil, toilette et
petit déjeuner rapide. A 6 h.½, rassemblement dans la cour des cantines
qui seront transportées en camion jusqu'à la gare. Nous conservons
nos bagages à main et les vivres qui nous ont été distribués
pour 3 jours. A 8 heures, c'est le départ pour la gare de Nancy, en autos.
Drôle de 15 Août ! Que j'aurais aimé passer près de
toi et des enfants, plutôt que dans ce train, sans savoir où nous
allons !
A 10 h.½ nous partons. Le train va très lentement,
passe à Frouard, où nous voyons quelques destructions. La vitesse
se ralentit encore sur les ponts reconstruits. Un gros travail a déjà
été fait, et nous comprenons pourquoi les nouvelles n'ont pas pu
nous parvenir, pendant longtemps. Peu à peu nous ne trouvons plus un seul
pont en bon état. Quelles destructions ont été faites pour
arrêter l'ennemi, qui n'ont servi à rien ! A Lérouville, que
nous atteignons après avoir passé Commercy - j'ai aperçu
au passage les tours de l'église d'Enville - changement de direction. On
suit sur la carte: St-Mihiel, Verdun, Stenay. Un long arrêt avant Sedan.
On a aperçu quelques traces de combat, mais rien d'excessif encore. Il
va faire nuit. Le voyage sur les banquettes en bois est pénible. La nuit
le sera davantage.
Je dors lorsque le train passe à Sedan. Au réveil
nous sommes en Belgique. Nous passons la frontière à Sainte-Cécile,
puis Bertrix, après des arrêts fréquents et prolongés.
Puis Arlon et Luxembourg. Nous y sommes le 16 Août, vers 2 heures de l'après-midi.
Les officiers qui n'ont pas eu de vivres de voyage vont déjeuner dans un
réfectoire installé par les Allemands dans la gare. Des employés
nous donnent des renseignements assez vagues sur la situation. Le Luxembourg a
été annexé, il y a 3 jours. Il y a de nombreux combats aériens
au-dessus de l'Angleterre et les Allemands "auraient" tenté un
débarquement qui a échoué. Il y a beaucoup de soldats allemands
partout. Toujours le même aspect propre et le bon état des vêtements
et des chaussures. Nous nous arrêtons souvent sur les voies de triage, pour
laisser passer des trains de permissionnaires et des rapides. Le 16 Août,
vers 7 heures du soir, nous entrons en Allemagne par la vallée de la Moselle,
vers Trèves. C'est la route de Coblence. Nous ne voyons toujours pas les
effets des fameux bombardements anglais qui rasaient des villes entières
! Mais au cours de la nuit, alors que nous sommes quelque part du côté
de Coblence, il y a alerte et la D.C.A. fonctionne. Il y a une ou deux batteries
pas loin de la ligne de chemin de fer. Je reste couché et je dors malgré
le bruit. Je me réveille à la fin de l'alerte. Des camarades ont
entendu des bombes tomber au loin.
Le 17 au matin, on se trouve au delà
de Bonn, on longe Düsseldorf et l'on se dirige vers la Ruhr. On la traverse
au cours de la journée et l'on entre dans la province de Münster.
Rien à signaler; à part un gazomètre effondré: On
ne sait pas si c'est l'effet des bombes, on ne voit pas d'éclats. Enfin
à 17 heures, on est à Münster même et l'on nous fait
descendre. Sur le quai de la gare, des soldats allemands, de service de D.C.A.,
sont prêts à embarquer. Nous traversons à pied la ville, sous
le regard étonné ou neutre des Allemands. Aucun bruit, c'est le
silence complet à notre passage. La ville a un aspect très propre
et agréable. Les gens n'ont pas l'aspect de maigreur que l'on voulait nous
faire croire. Tous sont très proprement vêtus, comme tu peux t'en
douter. Nous sortons de la ville par des quartiers élégants et nous
nous dirigeons après une marche de 2 à 3 kilomètres, vers
des casernes que l'on aperçoit au loin. Les bâtiments sont neufs
et propres. L'ennui est qu'il y a tout autour des fils de fer barbelés.
On nous fait entrer dans un bâtiment annexe, où nous sommes environ
500, et où nous préparons un lit de paille. Certains coucheront
sur le ciment nu. J'ai heureusement mon matelas pneumatique et mon sac de couchage.
Dans la nuit, alerte et violent tir de D.C.A. On entend les avions en l'air. Les
lueurs de départ des canons illuminent notre grande salle. Je mets ma couverture
sur ma tête et je m'endors jusqu'au lendemain matin.
Le 18 juin au matin,
j'apprends que les médecins qui étaient restés à La
Malgrange et les officiers du camp de Bosserville sont arrivés aussi au
camp de Münster. Près de moi, j'entends dire: "Tiens ! S. est
là." et je l'aperçois effectivement à une trentaine
de mètres. Je l'appelle. Il se retourne mais je n'ai pas l'impression qu'il
ait compris mon signe ni qu'il m'ait reconnu. Il part avec son groupe. Les derniers
arrivés, beaucoup plus mal logés que nous, semblent passer au contrôle
avant nous. En attendant, nous lisons les livres que nous avons emportés,
nous faisons des hypothèses sur notre sort.
Quand sortirons-nous de
là ? Quand reverrons-nous nos familles et tous ceux qui nous sont chers
?