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L'association de la généalogie juive 
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Mémorandum sur les inhumations juives à l’Hôtel-Dieu de Lyon dans la
deuxième moitié du XVIIIe siècle (1746-1792)

Etabli par Jacques Gerstenkorn, Professeur Université Lyon 2


gravure ancien Hôtel-Dieu (Wikipedia)

Dans les 30 années qui précédèrent la Révolution française, une quinzaine de familles juives s’établirent à Lyon, sous le contrôle du lieutenant de police. Elles provenaient du Comtat Venaissin tout proche (Avignon, Carpentras), mais également de Bordeaux (avec une origine avignonnaise assez récente), d’Alsace, d’Allemagne ou d’Italie… Ils étaient pour la plupart commerçants ou artisans.

A Lyon comme à Paris ou à Bordeaux, cette nouvelle présence juive dans le Royaume de France, après des années de bannissement, s’est traduite par l’attribution de lieux de sépultures dédiés (il était bien entendu hors de question de les enterrer dans les cimetières paroissiaux) : le cimetière de la rue des Flandres à Paris, ou encore le champ de repos de la rue Sauteyron pour les juifs avignonnais de Bordeaux… A Lyon, il revint à l’Hôtel-Dieu d’accueillir les premiers lieux d’inhumation des Juifs de l’époque moderne. Grâce d’une part aux registres soigneusement tenus par le prêtre économe de l’Hôtel-Dieu Jean-Claude Prin et d’autre part au rapport fleuve de la commission d’enquête Gesse de Poisieux qui dressa au début de l’année 1778 un inventaire complet et détaillé des cimetières de la Ville de Lyon (y compris donc ceux de l’Hôtel-Dieu), nous disposons d’une documentation très riche et étonnamment précise tant sur les lieux d’inhumation à l’Hôtel-Dieu que sur la chronologie des inhumations, sur l’identité des juifs inhumés ainsi que sur le protocole de leur mise en terre, et cela jusqu’au moindre détail des frais funéraires !

Les lieux d’inhumation et les personnes inhumées

D’après le registre des sépultures des non catholiques (protestants et juifs) de l’Hôtel-Dieu, le premier juif à y être enterré s’appelait Jacob Carcassonne, à l’extérieur du cimetière protestant, près du mur de la Maison de la Boucherie. Puis deux lieux d’inhumation furent utilisés dans l’Hôpital. Ils sont précisément situés et décrits par le rapport de la commission d’enquête Gesse de Poisieux en 1778. On y distingue les deux sites suivants :

    1. La petite cour au sud du cimetière protestant (utilisée de 1759 à 1774)
    2. La « Crypte des juifs » (utilisée de 1775 à 1792)

Remarque : La liste des personnes inhumées dans ces lieux, envoyée par Michel Lange, a été publiée en 2008 dans GenAmi n° 34 - Ce mémorandum donne un cadre historique et géographique à cette liste.

Plan du cimetière des Protestants, du Cimetière des Juifs et de la Cave des Juifs(1778)

1. La petite cour au sud du cimetière protestant

A partir de 1759, l’administration de l’Hôtel-Dieu concéda aux juifs un premier site d’inhumation dans une petite cour (de 20 pieds sur 15 pieds quatre pouces, soit un peu moins de 36 mètres carrés…), située au sud du cimetière protestant, désignée explicitement sur le plan géométral de 1778 (cf. illustration ci-dessus) comme étant le « Cimetière des juifs ».

Table chronologique des inhumations juives dans la cour de l'Hôtel-Dieu (1759-1774)

D’après les Registres des actes mortuaires, nous savons que 10 personnes de confession juive y ont été enterrées (6 adultes, 4 jeunes enfants) :

    15/05/1759 : Carcassonne David 68 ans (sans doute le fils de Jacob Carcassonne), marchand commerçant
    08/05/1763 : Salomon Rachele 1 an
    20/10/1767 : Samuel de Prague 50 ans
    31/03/1770 : Gaphre Isaac 13 jours, fils du lunetier Simon Gaphre
    16/08/1772 : Gaphre Gentil 9 mois
    28/06/1773 : Belle, 70 ans, femme d’Urbain Aimedieu négociant
    27/10/1773 : NeltreSerf 45 ans d’Alsace
    09/11/1773 : Marcus Isaac 50 ans d’Allemagne, graveur sur métaux
    19/03/1774 : Abindane Benjamin 64 ans , maître de pension
    13/12/1774 : Debaze Jassuda 18 mois, fils d’Isaac Debaze de Carpentras

2. La « Crypte des juifs »

En 1775, le 25 janvier, les représentants de la communauté juive lyonnaise de l’époque, Aron Ravel (syndic) et Abraham Perpignan (syndic adjoint), ont demandé à l’administration de « l’Hospice général de Notre-Dame du Pont du Rhône de la ville de Lyon et Grand Hôtel Dieu à Lyon » de pouvoir disposer d’un autre lieu d’inhumation, dans une « cave attenante à celle de la Pharmacie de l’Hôtel-Dieu », la petite cour s’avérant trop petite pour recevoir de nouveaux défunts.
Leur requête fut acceptée.

A partir de 1775 et jusqu’au début de la révolution, les juifs Lyonnais ont donc été inhumés dans cette pièce du sous-sol que la commission Gesse de Poisseux désigne sous le nom de « Crypte ».

Le Registre des actes mortuaires, pour ce qui est de la période 1775-1787, soit jusqu’à mort du prêtre économe Jean-Claude Prin, puis une « Notte des personnes non catholiques qui ont été inhumées dans l’Hôpital général et grand Hôtel de Lyon » entre 17890 et 1792 (1), permettent d’identifier au moins 31 personnes enterrées dans la Crypte (18 jeunes enfants et 13 adultes). Il est en outre vraisemblable que d’autres inhumations se soient produites dans les années 1788 et 1789 sans avoir été enregistrées (ou bien sur une « notte » hors registre qui s’est perdue ou n’a pas encore été retrouvée).

Table chronologique des inhumations juives dans la crypte de l'Hôtel-Dieu (1775-1792)

    1775 29 février : Gaphre Reine, 9 mois
    1775 1er septembre : Vidal fils, nouveau né
    1775 13 octobre : Salomon, fils de Nathan
    1776 22 février : Petit Isaac ,56 ans de Bordeaux
    1776 12 décembre : Gaphre Jeanne, 8 mois fille du lunetier Simon Gaphre
    1776 25 décembre : Liote d’Agdal (Hagenthal ?)
    1778 3 février : Nathan né avant terme, fils de Nathan graveur juif allemand
    1778 6 juin : Rouget Régina, 2 ans, fille d’Elie Rouget d’Avignon marchand
    1778 15 juin : Rouget David 15 ans fils d’Élie Rouget d’Avignon marchand
    1779 16 décembre : Perpignan Régine, 20 jours fille d’Abraham et Blanche Perpignan
    1780 23 février : Perpignan Blanche, 20 ans née Foy femme d’Abraham Perpignan
    1780 12 novembre : Vidal Lazare, 16 mois
    1781 25 février : Jacob Esther, 15 jours
    1781 28septembre : Mayer Abraham, 15 jours
    1783 24 avril : Bedaride Joseph 30 ans colporteur de Cavaillon
    1783 19 juin : Simon (enfant de), âgé de 4 jours
    1784 1er février : Perpignan Abraham 42 ans négociant ancien syndic adjoint
    1784 19 septembre : Rouget David, 2 ans, fils d’Elie Rouget négociant et syndic
    1785 1er janvier : Simon enfant d’Abraham Simon
    1785 27 Février : Rouget Élie 50 ans, négociant syndic des juifs de Lyon
    1785 28 mai : Lévy Bénédict, 60 ans de Hambourg
    1785 4 septembre : Cohen Ely 45 ans colporteur juif italien
    1786 20 août : David Régina 8 mois fille de Marie David
    1787 13 octobre : Laroque Mardochée, 55 ans, de Carpentras
    1787 22 octobre : Meyer Reine, 2 ans et demi
    1790 : Sara (enfant de….)
    1791 : Abraham Léa, femme de Nathan Abraham
    1791 : Mayer Weille Isaïe
    1791 : Todret Sara
    1792 : Vidal Liotte, 9 mois
    1792 : Coblentz, enfant d’Isaac Coblentz

Le relevé topographique et le descriptif de la commission Gesse de Poisieux permet d’identifier avec certitude la dite « Crypte », longue de 38 pieds et 5 pouces (environ 13 m) et large de 14 pieds (environ 4,80 m), avec une hauteur de 2,50 m à la clé de voûte et qui possède, détail caractéristique, 4 soupiraux en abat-jour pour en renouveler l’air (deux de ces soupiraux sont encore bien visibles aujourd’hui, quoique obstrués et traversés par des canalisations…).

Le plan de la Commission d’enquête de 1778 prenait également soin d’en préciser l’accès depuis le premier site d’inhumation. Il fallait descendre un escalier de 12 marches situé dans la cour puis se rendre au bout de la Cave située en dessous de l’ancienne pharmacie de l’Hôpital, aujourd’hui démolie (en revanche la partie souterraine est toujours là). La Crypte est séparée de la Cave par une large ouverture de 6 pieds trois pouces (2m16) (2).

Le protocole des enterrements

On doit au prêtre économe de l’Hôtel-Dieu, Jean-Claude Prin, qui occupa ce poste de 1753 à 1788, un précieux « Livre d’instruction », rédigé en 1776, qui décrit dans un chapitre intitulé « De la sépulture des Juifs » la procédure à suivre à l’occasion d’un décès d’un membre de la Nation juive :

« Les juifs ont aussi le lieu de leur sépulture dans l’Hôtel Dieu, ils doivent être de même munis de l’ordre de Mr le Commandant lorsqu’ils viennent en prévenir M. l’économe qui prend la notte du nom, surnom, âge, pays et qualités du Deffunt, et ordonne en conséquence la fosse, et fait mettre un certain nombre de lanternes qui sont éclairées à l’heure de l’enterrement qui est pour l’ordinaire à dix heures du soir.

Messieurs les Recteurs ne viennent point à ces enterrements, M. l’économe en est chargé, ayant soin à leur arrivée de demander l’ordre, et de le garder ; les juifs doivent ainsi qu’on en est convenu pour tous les enterrements de cette nation lui donner avant ou après l’enterrement, si on ne l’a pas déjà fait lorsqu’on est venu vous avertir, la somme de quatre-vingt seize livres, et neuf livres pour les garçons qui ont fait la fosse, il remet ensuite au Premier Bureau à M. Le Trésorier les 96 livres.

Le lendemain matin il dresse l’acte mortuaire sur la note qu’il en a pris de cette manière :

Le Douzième du mois de… de l’année… le corps de M. … âgé de … son pays… sa profession… a été inhumé dans l’hôtel Dieu de cette ville au cimetière destiné à la sépulture des juifs sur les … du soir par ordre de M. … Commandant dans la ville et le signe.

Les registres des Actes Mortuaires de la Religion Protestante et Juive sont placés au rayon n°11 de la Bibliothèque du Cabinet ayant par écrit au-dessus les mots : Registres des Protestants depuis 1719 jusqu’en 1775, et depuis 1775 jusqu’à présent.

On exige au moins pour l’expédition de ces actes 3 livres. »

On peut noter l’implication très forte du prêtre économe dans le déroulement de la procédure, puisque c’est lui qui prend note de l’ordre d’inhumation, qui ordonne de creuser la fosse et de disposer les lanternes (les inhumations ont lieu à dix heures du soir et qui plus est au sous-sol), qui assiste à l’inhumation et qui le lendemain dresse et signe l’acte mortuaire dans le Registre des non catholiques. Jean-Claude Prin fut donc l’interlocuteur privilégié des syndics juifs pendant toute cette période et nul doute qu’on lui doit l’essentiel des dispositions prises à l’égard des juifs de Lyon par le Bureau de l’Hôpital.

Les frais d’inhumation

En 1776, le Livre d’instruction du prêtre économe mentionne pour chaque sépulture les frais suivants :

    • 96 livres d’aumône à verser à l’économe ou au trésorier de l’Hôtel Dieu
    • 9 livres aux garçons-fossoyeurs chargés de creuser la tombe
    • 3 livres pour l’expédition des actes sur le Registre mortuaire tenu par le prêtre économe

Soit un total de 108 livres.

Le 13 septembre 1785, Benjamin Naquet, syndic de la Nation Juive et successeur d’Eli Rouget décédé quelques mois plus tôt (2), présente au Bureau de l’Hôtel-Dieu, dans les jours qui ont suivi l’inhumation du colporteur italien Ely Cohen, décédé le 4 septembre, une requête « au sujet de deux inhumations, tendant à enterrer leurs pauvres au prix de 12 livres (…) et que les riches payeraient toujours 96 livres, suivant leurs anciennes conventions ».

La requête est approuvée par le Bureau.

Registre du Bureau de l’Hôtel-Dieu (Archives Municipales de Lyon)

Par-delà la mémoire du site de l’Hôtel-Dieu de Lyon, la présence de tombes juives à la fin de l’Ancien Régime au sein du Royaume de France est un fait historique majeur sur la route de l’émancipation. A Paris, le cimetière de la rue des Flandres à Paris est protégé depuis le 3 janvier 1966. A Bordeaux, le cimetière des juifs avignonnais de la rue Sauteyron est inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques depuis le 27 septembre 1995. Ces cimetières datent de la même époque et portent de la même manière la trace de l’organisation de la « Nation juive » (selon la terminologie de l’époque) sur le territoire national dans les dernières décennies de l’Ancien Régime. Il serait de ce fait légitime que le champ de repos lyonnais, au moins pour ce qui correspond au site d’inhumation dit de la « Crypte des juifs », puisse désormais bénéficier de la même protection. Puisse-t-il ainsi devenir, au sein du nouveau Grand Hôtel Dieu aménagé par Eiffage, un lieu de mémoire et de recueillement.

Sources primaires

    1. Registres des actes mortuaires des non catholiques (1719-1774) et (1775-1788), tenus par Jean-Claude Prin, prêtre économe de l’Hôtel-Dieu
    2. 1775 : Requête de la Nation juive pour l’attribution d’une cave attenante à la Cave de la pharmacie (AML)
    3. 1776 : Jean-Claude Prin, Livre d’instruction (AML)
    4. 1778 : Rapport de la commission d’enquête Gesse de Poisieux sur les cimetières lyonnais, en particulier sur les cimetières protestants et juifs de l’Hôtel Dieu, avec le plan des cimetières(AD 1 B6)
    5. 1785 (13 septembre) : Registre du Bureau de l’Hôtel Dieu approuvant la réduction des frais d’inhumation pour les pauvres
    6. 1791 (Bureau Municipal du mercredi 14 décembre) : examen (sans suite) d’une requête des administrateurs de l’Hôtel-Dieu au Bureau Municipal pour le transfert des cimetières juifs et protestants « établis dans le local qui servait autrefois de jardin pour la pharmacie de la maison et dont les vapeurs sont préjudiciables à la qualité de l’air ».

Sources secondaires

    7. 1894 : Notice sur les israélites de Lyon par le grand rabbin de Lyon Alfred Lévy, L’Univers israélite
    8. 1958 : Eliane Dreyfus, Lise Marx, Autour des Juifs de Lyon et alentours, Lyon, 1958, pp. 131-134
    9. 2002 : Olivier Zeller, « La pollution urbaine par les cimetières urbains », in Histoire urbaine 2002/1 (n°5)
    10. 2010 : Hôtel-Dieu dit hôpital du Pont du Rhône puis hôtel-Dieu de Notre-Dame de Pitié du Pont du Rhône, Hôpital général, Grand Hôtel-Dieu,

Dossier IA69004029 réalisé en 2010, Région Rhône Alpes

Remarques

(1) « Notte » citée par Eliane Dreyfus, Lise Marx, Autour des Juifs de Lyon et alentour, Lyon, 1958, p. 133 (dans la section intitulée : « Au XVIIIe siècle, on enterre les juifs aux lanternes dans les caves de l’Hôtel-Dieu »).

(2) A noter que la localisation exacte de cette Crypte s’était perdue au cours du XIXe siècle, André Steyert allant même jusqu’à publier dans sa Nouvelle histoire de Lyon à la fin du XIXe siècle un schéma fautif qui ne pouvait qu’induire en erreur.
Ainsi en 2010, le service de l’Inventaire de la Région Rhône Alpes donnait de la Crypte une description précise de son état actuel, sans se douter aucunement de sa destination ancienne :
« Caves des bâtiments P et S, au nord de la cour du Magasin (…)
A l’ouest, grande cave voûtée en berceau segmentaire à profondes pénétrations, orientée est-ouest, avec longues banquettes maçonnées à extrémités arrondies : une banquette le long du mur ouest, d’un mur à l’autre (la=58, h=45 ; construite à 73 cm du mur ouest) ; une banquette le long du mur nord-est, à extrémités ouest arrondies (h=42, la=69, située à 40 cm du mur) ; une banquette le long du mur sud-est (h=35, la=67, construite à 75 cm du mur est). Les banquettes sont formées de dalles de pierre de 25 cm environ d´épaisseur, posées sur un soubassement maçonné. Des banquettes semblables sont construites devant le mur est du couloir d´arrivée.
Cette cave est sous la salle Saubier.
»

in Hôtel-Dieu dit hôpital du Pont du Rhône puis hôtel-Dieu de Notre-Dame de Pitié du Pont du Rhône, Hôpital général, Grand Hôtel-Dieu,

Dossier IA69004029 réalisé en 2010, Région Rhône Alpes, consulté le 20 juillet 2015

(3) Voici le nom des syndics de la communauté juive de Lyon à la fin du XVIIIe siècle :
Aron Ravel jusqu’en 1780 avec Abraham Perpignan comme adjoint.Puis Eli Rouget est nommé syndic en 1781 avec Benjamin Naquet comme adjoint.

Au décès d’Eli Rouget, Benjamin Naquet est nommé syndic en 1785.
Notons : les syndics et leurs adjoints furent des « Avignonnais » qui exerçaient des professions liées au commerce des tissus. Leurs nombreux déplacements nécessitaient la nomination d’un adjoint.

Remerciements

Je tiens à remercier tout particulièrement Luc Françoise dit Miret et toute l’équipe du service archéologique de la Ville de Lyon dont le travail a permis de localiser avec certitude les lieux d’inhumation sur le site de l’Hôtel-Dieu, Olivier Zeller auquel je dois la découverte du rapport de la commission Gesse de Poisieux ainsi que Bernard Gauthiez pour sa complicité bienveillante.